Quoi de neuf ?
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Altérité : comprendre les clichés par la traduction, le rire, et les « politiques mineures » ? : entretien avec Nilgün Tutal
Dans cet épisode, Laura Bisaillon, membre du CREFO, rencontre Nilgün Tutal, professeure titulaire à la faculté de Communication de l’Université Galatasaray à Istanbul en Turquie.
Madame Nilgün Tutal est professeure titulaire à la faculté de Communication de l’Université Galatasaray à Istanbul en Turquie. Ses recherches portent sur l’orientalisme, le discours médiatique, la construction identitaire, la visualisation de l’information, et l’altérité. Elle est l’auteure de plusieurs livres, dont des traductions du français au turc des œuvres d’André Gorz, Luce Irigaray, Julia Kristeva et Philippe Sollers. Elle détient un doctorat en Sciences de la communication et de l’information de l’Université Robert Schuman à Strasbourg en France pour la thèse « La Turquie au miroir de la presse française nationale et régionale » et son livre du même titre a paru en 2007.
Joey [00:00:00] Dans cette troisième saison, Laura Bisaillon, membre du CREFO et ses invités discuteront du thème de la production et de la diffusion des connaissances sur les mobilités, les francophonies, la minorisation, le corps et l'État dans ces divers contextes du monde. Aujourd'hui, elle rencontre Nilgün Tutal, professeure titulaire à l'Université Galatasaray à Istanbul.
Nilgün [00:00:24] Le milieu culturel dans le milieu étudiant, on ne voit pas cette différence ou cette tendance à exclure l'autre. C'est une richesse.
Joey [00:00:36] Bienvenue à Quoi de neuf?
Laura [00:00:53] Alors beau bonjour aux auditeurs et aux auditrices du podcast Quoi de neuf? Les cafés du CREFO. Je suis Laura Bisaillon, l'animatrice de la troisième saison et je vous souhaite la bienvenue. Alors aujourd'hui, nous accueillons Nilgün Tutal. La professeure Nilgün Tutal est scientifique de la communication et professeure titulaire à l'Université Galatasaray à Istanbul, en Turquie. Elle détient un doctorat en sciences de la communication et de l'information de l'Université Robert-Schuman à Strasbourg, en France, et sa thèse La Turquie au miroir de la presse française, nationale et régionale a été configurée en livre en 2007, ayant le même titre. Son travail porte sur le discours médiatique, la visualisation de l'information, l'altérité et les études touristiques, parmi d'autres créneaux de recherche. Elle est l'auteure de plusieurs livres, dont des traductions des œuvres de Julia Kristeva, de Luce Irigaray et de Philippe Sollers, écrivain français. Alors Nilgün, sois la bienvenue aujourd'hui, et je suis très contente qu'on soit l'une en face de l'autre et que nous allons parler en détail de tes contributions au fil des 20 dernières années finalement. Donc sois la bienvenue.
Nilgün [00:02:19] Merci beaucoup de m'avoir donné cette occasion de parler à distance avec le Canada, mais avec une amie.
Laura [00:02:33] Je vais peut-être lancer la première question. Je voudrais te faire connaître auprès des auditeurs et des auditrices de ce podcast et j'aimerais commencer d'abord dans la découverte de toi. Dans ton parcours linguistique, ton parcours géographique, tu es bilingue, donc turc de langue maternelle et ensuite le français et anglais et tu traduis, tu rédiges des articles et tu apparais dans les médias télévisuels, par exemple, dans trois langues avec l'anglais. Est-ce que donc tu pourrais nous parler un peu de ton parcours, voilà géographique, linguistique, tes départs, tes voyages au fil des années quoi.
Nilgün [00:03:22] Bon je suis née en Turquie, en tout cas au sud du pays mais j'ai jamais visité la ville. Mais j'ai grandi à Ankara, la capitale de la Turquie, et donc j'ai fait mes études dans les établissements publics. Et pourquoi je dis ça? Parce qu'en faisant ces études, école primaire, lycée tout ça, ce n'est pas très évident d'apprendre une langue étrangère, ça devient même en Turquie une solution insoluble, je ne sais pas. On n'arrive pas à savoir pourquoi alors qu'on commence au collège, lycée, donc pendant au moins six ans, on nous enseigne la langue de notre choix parfois. Mais je ne sais pas, moi j'ai pas choisi le français, mais c'est l'école qui m'a dit voilà tu es dans la classe de français. Et donc arrivée à l'université, j'ai continué avec le français, bon comme ça j'ai été un peu dans la culture de la langue française. Je ne peux pas dire que j'étais dans la culture française, mais c'était la langue qui était un lien avec la culture française et les chansons. Très bizarre d'ailleurs. Je me souviens d'écouter des chansons de Barbara ou...Il y avait encore une autre chanteuse et c'était vraiment des femmes que j'écoutais, c'était délirant. Donc les paroles, la façon dont ça raconte leur histoire et tout, par rapport à ce qu'on connaît en Turquie, c'était très différent. Donc déjà c'était frappant. En même temps que les études universitaires, j'ai aussi commencé à suivre les cours de français dans l'Institut d'études français à Ankara et je pense que grammaticalement, j'étais bien et que j'arrivais à lire. J'avais même commencé, avant de partir en France, de faire la traduction de mon premier bouquin, La société de consommation de Jean Baudrillard. Donc déjà sa langue à lui est complexe, pas facilement compréhensible, et je pense que j'ai passé des heures sur un mot ou une phrase avant mon départ en France. Et donc en 1994, à la fin de l'année, j'étais en France alors que j'étais déjà assistante de recherche à l'Université d'Ankara dans la section sciences de l'information et de la communication. Et j'avais fait ma thèse de master, mais à Strasbourg j'ai dû recommencer parce qu'il y avait un système un peu plus compliqué que... Rapidement, je devais traduire ma thèse ou faire un résumé, 30 pages de ma thèse de DEA en Turquie. Donc on m'a dit « allez, on ne perd pas de temps, tu commences avec le DEA et après tu vas concevoir ça comme un premier chapitre de ta thèse » et donc pendant six mois je pense ou sept mois, j'entendais pas grand-chose. J'étais comme sourde. J'arrivais à dire des choses mais quand on me répondait, j'entendais pas. J'ai eu un moment de silence par rapport à la parole qui peut venir de moi. Donc j'écoutais, j'écoutais, j'écoutais et finalement je pensais qu'enfin tous les Français parlaient de choses importantes, qu'il y avait vraiment des choses à écouter, que je rattrapais un mot ici, un mot par là. Et finalement, au bout d'un an, j'ai commencé à entendre, peut-être un peu plus tôt. Alors là, ils disaient rien. Et donc d'abord, je m'ennuyais parce que je n'entendais pas, que je ne pouvais pas participer après bon, c'était des étudiants simples. Et à cette époque-là, donc il y a une perception de la langue qui est un obstacle et puis après, quand ça devient un outil de communication, tu vois qu'en fait je ne partage pas le contenu et bon c'est la rigolade tout ça, alors que moi j'étais un peu trop sérieuse. Je ne sais pas qu'est-ce qu'elle en pense Laura, mais je pense que j'étais un peu sérieuse quand même. Et moi, comment j'ai développé ma compréhension du français? Parce que je lisais les journaux, Libé, Le Monde et tout ce qui existait à la bibliothèque. J'achetais aussi le journal et donc j'ai copié les mots, les phrases pour écrire. Je me disais qu'on peut apprendre en copiant sur les articles de presse du journal Le Monde.
Laura [00:08:49] Et à l'époque aussi, c'était beaucoup moins évident ton travail d'observation.
Nilgün [00:08:54] Et oui en plus j'avais un professeur et donc j'ai commencé les cours dès mon arrivée et que la moitié était presque finie parce que j'étais en retard. Bon, j'étais plutôt à l'écoute. Et finalement en fait, de ce DEA où on était peut-être au moins dix ou douze, dont moi, l'étrangère. Et puis il y avait aussi une amie marocaine et tout le reste était de...ah une Suédoise aussi, était de souche française. Mais on a eu juste un Français et moi qui ont fini le programme et on a commencé le doctorat. Et finalement, je pense que je devais réussir. Je n'avais pas d'autre choix parce que j'avais mes engagements par rapport à mon université d'Ankara et que c'est une honte aussi de ma part de ne pas pouvoir réussir. Et à l'époque, mon professeur de thèse rigolait bien avec mes tournures de phrases. Donc pour lui, c'était peut-être pas satisfaisant, je sais pas en fait. Mais comme il était en fait...je ne sais pas si ça m'est arrivé de te demander aussi Laura, donc on donnait les textes imprimés, lui prenait des notes, alors que comme moi, je ne suis jamais passée par le système français et j'ai jamais appris comment ils écrivent à la main. Et donc je ne pouvais pas comprendre ce qu'il avait noté sur le papier. Et donc je cherchais des Français pour qu'ils m'expliquent un peu ce qu'il veut dire. Mais à chaque fois, je recommençais. Donc je ne sais pas si c'était la langue qui était un obstacle ou bien lui-même qui était confus.
Laura [00:11:01] C'est un peu ça parce qu'on était colocatrices. Je me souviens de ton arrivée en France, à Strasbourg, comme ça dans les débuts, et parce que j'étais étudiante aussi, bon étrangère et tout ça. Et puis, il est vrai que non...il y a donc la langue, on parle différemment que les Français, on a l'impression de parler différemment que tout le monde. On a l'impression de...dans mon cas, je me souviens très viscéralement, j'étais beaucoup plus grande que le Français moyen. Il y avait moi et les Sénégalais qui dépassaient de loin tous les Français qu'on voyait dans les autobus, par exemple. Donc il y avait cet aspect physique. Mais il est vrai que l'éducation, on est vraiment informé par notre système d'éducation. Donc tu es issue d'un système éducatif qui est costaud, donc étatique, avec des concours, avec des gros concours, avec beaucoup d'élèves. Tu réussis ou non et lorsque tu réussis comme tu as fait, bon comme femme peut-être, comme jeune personne, tu as réussi vraiment...tu étais en concurrence avec des milliers de personnes, d'autres élèves en Turquie. C'est pas le cas dans notre société canadienne. Il n'y a pas d'organisation étatique au niveau national de cette manière. Mais donc pour dire que j'étais issue aussi d'un autre système éducatif et pour moi, le système français m'était totalement inconnu. C'était bien avant les ordis dans les salles de cours aussi, toute la rédaction et les examens à l'oral aussi, ça c'était du nouveau pour moi. Donc on peut dire qu'on se voyait comme des étrangères. Est-ce que c'était un moment qui a déclenché ta réflexion par rapport à l'autre, par rapport à soi-même, parce que dans ta recherche tu travailles depuis très longtemps sur les questions d'altérité, de l'autre, des rencontres, l'autre avec soi, etc.
Nilgün [00:13:09] Euh, je ne sais pas. C'était peut-être à cause de mes lectures. C'est plutôt une fois décidé sur le sujet de la thèse que j'ai commencé à lire, mais bien sûr en fait Saïd a été bien lu chez nous, bien discuté, Edward Saïd. Donc L'Orientalisme, c'était un bouquin pour lequel on avait l'intérêt déjà dans un pays non occidental. Et puis, selon cette théorie que prônait l'autre des Européens et ça je l'avais lu parce que bien avant qu'en France, ça a été traduit par les gens un peu conservateurs ou même tendance religieuse pour un conservateur. Et donc en France, c'était beaucoup plus tard et d'autant plus que la France, dans les universités à l'époque, n'ouvrait pas ses portes à ce qui venait du monde anglo-saxon. Donc Saïd était plutôt un étranger et pour eux, même l'introduction théorique de ce que j'ai fait comme débat donc mon professeur m'a dit « écoute, écoute ça va, on va commencer plutôt à faire de la recherche, les théories, tout le monde le sait. Qu'est-ce que vous allez apporter vous? » Et c'est vraiment étrange. Quand je suis arrivée en Turquie, la tendance est plutôt pour le modèle américain. Ici on m'a dit, « Oh, tu n'as rien écrit sur la face théorique de ton travail, alors une recherche est vite morte. Donc il faut que tu rajoutes beaucoup de discussions théoriques ». Alors là, je n'ai pas accepté. J'ai dit que j'en ai souffert déjà une fois, je ne veux pas en souffrir une deuxième fois. Et donc, ce chapitre ou cette partie qu'une maison d'édition voulait, j'ai dit que vous, vous n'en savez rien. Cette fois, je vais faire comme je veux. J'ai trouvé d'autres maisons d'édition et puis quand je suis arrivée à l'Université Galatasaray, eux ils voulaient bien prendre les thèses ou des bouquins en français pour publier. Parce qu'en fait, la publication chez nous, ce n'est pas...en français en plus, c'est pas très évident. Et donc j'ai deux versions de mon travail, en français et en turc. En fait par rapport à l'altérité donc bien que ça ait été un peu refusé par mon professeur, il y avait quand même cette question de l'Orient en tant que autre pour l'Europe du Nord, mais en même temps pour le monde occidental. Et donc dans ce sens-là, comme je viens de la communication, c'est ce qu'on a décidé que Saïd aussi a fait beaucoup d'analyse des articles de presse. Donc j'ai trouvé tous les...dans les journaux régionaux et donc nationaux, les sujets portant sur la Turquie d'une façon générale. Donc la problématique, c'était de savoir qu'est-ce qui était réactualisé, peut-être même réinventé, par rapport à l'actualité du temps en fait. Quand on va parler de la Turquie, du pouvoir anti-démocratique, par exemple, on revient à l'Empire ottoman. On dit que déjà ce pays, la Turquie, est héritier de l'Empire ottoman, avec une tradition déjà autoritaire par exemple. Et donc moi j'ai plutôt cherché dans...je ne sais pas si c'est...c'est peut-être, je dirais, le discours français, mais avec des changements, on peut parler aussi des discours français sur une géographie qu'on appelle la Turquie ou l'Asie mineure, ou enfin je sais pas. Selon la tendance à travers les époques de la Turquie actuelle, c'est ce qu'on appelle aujourd'hui l'État nation turc qui est situé sur cette géographie, que ça a été appelé l'Asie mineure bien avant. Et donc j'ai cherché d'abord ce qui n'était pas actuel, mais ce qui était actualisé pour un besoin d'explication. Et donc qu'est-ce qu'on avait chez les Français, qu'est-ce qu'on aurait trouvé ce qui était d'ordre ethnique, historique, culturel et géographique. Et donc, par exemple, Istanbul était vraiment le centre du monde quand on parlait de la Turquie. Il y avait la Turquie et Istanbul, donc Istanbul plus moderne parce qu'il y a eu des Byzantins, il y a eu des grecs, il y a toute une histoire...romains aussi, l'Empire romain d'Orient et dans ce sens-là très, très européen, alors que le reste de la Turquie, c'était l'Anatolie, pays des nomades, pays des gens sur le cheval. Et donc il y avait une très grande distinction entre l'Europe et le reste, donc le côté, disons, nomade. Mais le nomadisme, je pense que c'est devenu aussi une qualité ou quelque chose qui qualifie l'Empire ottoman en faisant référence par exemple au sérail Topkapi, le premier sérail qui est considéré comme des tentes posées au bord de l'eau du Bosphore. Enfin, le côté changeant du discours...enfin la question c'était toujours de savoir si la Turquie est européenne ou non. Ça, c'est une question d'actualité. Mais si on va plus en arrière et par exemple chez Hérodote, il y a la Grèce et le pays des perses, qui est le pays des nomades. Donc voir comment toute cette façon de donner le nom aux autres, donner des qualifications ou porter des jugements, aussi bien négatifs que positifs, a des origines très anciennes parce que l'Europe avec, je ne sais pas, avec le moyen âge et puis après, avec le siècle des Lumières, a fait pas mal de voyages en Grèce antique d'où venaient les origines du discours français, qu'on était toujours nomades, qu'Istanbul était toujours belle mais orientale, une beauté orientale. [...], c'était le premier centre de la civilisation, de la culture. Donc il y a toujours ce va et vient pour parler d'Istanbul et d'une façon générale de la Turquie et ce discours changeait par rapport aux besoins de l'actualité. Et donc idéologiquement, par exemple, si Libé dit la Turquie est musulmane mais laïque, donc l'accent est mis plutôt sur le pays musulman. Ou bien Le Figaro dirait l'inverse. Oui, c'est un pays bien qu'il soit musulman, c'est un pays laïc. Donc il y a des accents différenciés par rapport à la position que le journaliste ou bien enfin l'éditeur prenait par rapport à la Turquie et aussi à la France, parce qu'il faut bien parler de la Turquie au moment où…si la France est contre l'adhésion de la Turquie à l'Union européenne, la Turquie était musulmane. Ou bien si la tendance politique changeait, la Turquie devenait tout de suite laïque et moderne, etc.
Laura [00:22:43] Parce que tu as aussi fait l'analyse des presses régionales, et si on se situe dans ton terrain, nous étions à Strasbourg, donc un carrefour entre l'Allemagne et la France, avec une présence turque évidemment. L'Allemagne très grande aux Turcs, mais en Alsace aussi. Et puis je me souviens, dans ton terrain, tu analysais les coupures de presse, la presse, mais aussi, puisque tu étais entourée vraiment d'une communauté très énergique et vive de Turcs, de théâtre turc, d'acteurs politiques, d'activistes et tout ça. Donc il y avait ça comme terrain aussi, ça comme collègues et dans ton milieu et ton univers culturel à ce moment-là, n'est-ce pas?
Nilgün [00:23:37] Et donc, en fait, au niveau de la thèse, bien sûr je suis toujours restée sur l'analyse du discours des Dernières Nouvelles d'Alsace et le journal Alsace. Et donc ici, pour ce qui est des informations internationales, c'était à peu près tout ce qu'on trouvait ailleurs que le discours se répétait. C'était des reprises de l'agence de presse française mais dans les journaux régionaux, ça changeait beaucoup. Quand ils parlaient des difficultés de cohabitation des Turcs, surtout, comme les médias en général adorent bien la violence, la violence sur les jeunes filles dans leur famille était bien traitée. Donc en général, on voyait des débats, des disputes que les familles turques vivaient parce que parfois la mode dit française est un peu étrange quoi qu'ils y sont arrivés, je ne sais pas, il y a 30 ans, 20 ans. Et donc il y avait toujours cette question de comment gérer nos relations par rapport à nos identités de femmes et d'hommes. Et donc on parlait beaucoup de ce qui était...pressions sur les jeunes filles. Mais par ailleurs, il y avait aussi 10 qui faisaient en fait le théâtre avec les franco-turcs et ils se faisaient parler aussi de la communauté entre guillemets turque, parce qu'il y a des Kurdes, il y a des Azéris enfin quand on dit du turc, on entend juste peut-être que...selon l'histoire officielle du pays, on est turc si on vit en Turquie, bien que ce ne soit pas vrai. Eh oui, bien sûr, la langue commune et partagée, c'est le turc mais il y a d'autres langues régionales. Ou bien en fait, les Kurdes ont leur propre langue. Et donc cette différence-là de la Turquie, ethnique et linguistique, on voyait ça aussi dans la presse régionale. C'était pas complètement...oh ces monstres turcs, pourquoi ils sont venus, pourquoi ils sont là. Mais il y avait aussi des sujets, même plus tard je l'ai constaté, d'articles de presse dans les Dernières Nouvelles d'Alsace et ils parlaient des Turcs, des hommes qui sont dans la construction, qui ont appris l'alsacien pour mieux s'adapter à l'Alsace. Et c'est vraiment quelque chose de très bien. Et plus tard, j'ai appris que même les Alsaciens qui ne parlent pas cette langue régionale ou bien un dialecte du français mélangé avec l'allemand, je ne sais plus. Et même les jeunes générations apprenaient l'alsacien pour mieux réussir dans le commerce. Et donc, les Alsaciens sont un peu conservateurs quand même dans une belle région, bien riche ou bien la bourgeoisie alsacienne, je pense que c'est de droite, même l'extrême droite et donc dans le milieu culturel, dans les milieux étudiants on ne voit pas cette différence ou cette tendance à exclure l'autre. C'est une richesse les uns pour les autres. Donc les français s'enrichissent. Enfin, quand je dis les Français, mais il y a aussi tous ceux qui sont d'anciennes colonies de la France et il y a beaucoup de gens aussi du Maroc, de la Tunisie, de l'Égypte ou des pays africains colonisés par la France. Donc il y a une diversité et là où il y a la diversité, être turc, allemand ou je ne sais pas, kurde ou autre chose, ça ne pose pas trop de problèmes, parce que les gens sont là pour faire quelque chose ensemble. Et c'est plutôt en fait le côté plus bourgeois, plus...« ah oui, c'est notre pays! ». Et là ça commence le discours qui exclut, le discours...Même moi, j'étais mariée avec un alsacien jusqu'à il y a un an. Dans sa famille, c'était étrange, par exemple en Turquie. Et donc je ne sais pas, j'ai plutôt tendance à penser les choses, même très personnelles par rapport à ce que je lis. Et on me dit que parfois, je n'arrête pas de parler comme un professeur, que j'analyse tout, ma fille elle-même, elle me disait toujours « Ah oui, t'as commencé encore à analyser, ça suffit. On te demandait juste une idée simple. Si tu as une idée, dis-le et puis arrête l'analyse ». Mais le jour où j'arrive en Alsace, on fait une petite balade, au mur du palais universitaire, à peu près très près du centre de la ville « Dehors aux turcs! » qui était écrit. Et donc on se dit alors là, qu'est-ce qui se passe? Moi je suis turc, je dois donc partir ou il y a quelqu'un, des gens qui m'aiment pas. Et là, en fait se trouver dans une identité très limitant d'être turc, donc une identité ethnique, c'est choquant. Donc on est choqué d'abord. Et puis après, petit à petit, on comprend pourquoi. Et puis, dans un milieu universitaire et étudiant, je ne sais pas...moi, je n'ai pas trop senti qu'on me traitait trop de Turc. Tout ça, c'est des clichés. Certains théoriciens disent que c'est bien d'avoir des clichés, ça montre qu'il y a déjà une idée fausse ou pas. Il y a des idées sur l'autre et certaines qui sont un peu trop, comment dire...politisées. C'est pas dans un sens négatif. Les clichés servent toujours à exclure l'autre, mais ce n'est pas toujours comme ça. En fait une perception, une façon de comprendre l'autre peut aussi changer. Donc la façon dont on me disait « Tu viens d'un pays musulman et tu bois du vin », c'était pour rigoler aussi. Mais ça, on le trouve aussi parfois sérieusement ailleurs. Donc on te trouve...déjà d'abord une femme musulmane, qu'est-ce que ça veut dire? Alors là déjà seule, partie en France, etc.
Laura [00:31:21] Et ton travail, on pourrait peut-être faire le pont avec tes choix de carrière en matière de traduction parce que tu as quand même fait beaucoup de traductions. Je me souviens même à notre époque commune en France, tu travaillais déjà sur la traduction. Mais depuis tu as fait plusieurs traductions dont des œuvres scientifiques et aussi des romans. Là, j'ai cité les noms. Mais ta conviction de vouloir traduire des œuvres de chercheures féministes et de penseurs femmes Julia Kristeva, Luce Irigaray. Tu pourrais peut-être nous parler de ta volonté de vouloir traduire leurs œuvres en étant femme, n'est-ce pas? Donc ordinairement c'est le propre des hommes qui traduisent le travail des femmes, la pensée des femmes. Mais là, tu as pris la décision, tu avais un certain engagement politique à vouloir traduire les travaux de ces deux femmes en particulier, si je me trompe.
Nilgün [00:32:37] Eh oui, tout à fait. Donc ce qui est dit chez les Américains, peut-être chez aussi les Canadiens [...]. Et donc, chez nous...être au courant de ce qui se passe au niveau intellectuel de la production philosophique, de la science po, enfin de la littérature, tout ça, c'est important parce qu'en fait la tradition du pays, c'est plutôt depuis à peu près...avant le 19ᵉ, il y a beaucoup de traductions et beaucoup de français bien sûr, parce qu'à l'époque, la France qui gère à sa façon le monde et il y a la suprématie de la langue française chez les élites de l'empire ottoman. Mais après, ça continue. C'est même un projet du ministère de l'Éducation. Les classiques russes, allemands, français, italiens, je sais quoi, du monde deviennent un projet culturel et il y a la traduction. Ben je sais pas, peut-être que dans mon milieu, il y avait beaucoup de maisons d'édition, beaucoup d'amis qui faisaient la traduction et que je voyais qu'ils ne traduisaient que Derrida. Et puis après, il y a Tarde, tous ces noms qui sont un peu phares, stars de la pensée philosophique française. Et que, en fait, en plus, ces gens-là deviennent beaucoup plus importants en faisant le voyage à travers l'Amérique. Et donc, Gilles Deleuze par exemple. Et puis, après là maintenant, ils ont commencé à traduire les Spinoza donc tout ça, c'est un travail. Actuellement, l'État n'y contribue plus. C'est plus un projet culturel. Mais les maisons d'édition ont la conviction que les Turcs n'arrivent pas à produire quelque chose d'essentiel, d'important et que au moins, ils peuvent faire la traduction. Bon, c'est une façon de se mépriser et puis de mettre encore plus de valeur sur la pensée de deux autres continents, bien sûr, mais...Voilà, moi comme les hommes s'occupaient des affaires d'hommes et moi je me suis occupée des affaires de femmes et j'ai traduit deux bouquins de Kristeva. Le premier c'était sur l'abjection et je pense que c'est un des travaux assez importants et qui prend aussi l'altérité d'une façon psychanalytique. Donc, au fond des choses, qu'est-ce qui fait que l'altérité est maltraitée et que quand c'est le sujet lui-même qui est au centre de cette exclusion parce qu'il trouve ce qui est abject chez lui et donc ça donne, comment dire, une ouverture d'esprit encore plus large. Les psychologues qui parlent tout le temps « ah oui, les gens locaux qui ont peur de l'autre, c'est la peur qui provoque l'exclusion » et là en fait abjection c'est autre chose quand même. On est abject soi-même alors. De toute façon anthropologique aussi elle relie les textes religieux, L'ancien Testament et la Bible, comment en fait, anthropologiquement, le propre et le sale a été déjà défini, donc le sale c'est ce qu'on ne veut pas qui s'accroche à nous. Donc on va rejeter, on va le jeter. Et finalement, je pense que c'est chez Heidegger qui dit que l'homme lui-même est jeté dans le monde, comme ça, rejeté. Et donc il y a eu cet aspect-là. Et puis après les nouvelles maladies de l'âme par rapport à...Donc, le Premier Empire est intéressant pour moi parce que traiter la vérité d'une façon autre et qui était à la base de toute exclusion. Et l'autre, les nouvelles maladies de l'âme m'intéressaient plutôt personnellement, mais aussi par rapport à nos sociétés actuelles et qu’avec la culture d'images, avec l'information et avec une façon de parler vide des choses du monde même de soi-même, et cette société de spectacle. Et selon Kristeva, les gens perdaient leur langue, qu'ils n'arrivaient pas à s'imaginer eux-mêmes comme un sujet de parole et qu'il y avait donc toute une difficulté d'être peut-être soi-même et de s'interroger sur ce qui naît, mais en plus pouvoir l'exprimer. Mais dans les mots. Et cette difficulté, donc, c'est pourquoi elle parle. Elle parle, Kristeva, dans son bouquin des nouvelles maladies parce que l'homme femme d'aujourd'hui de l'image, n'avait pas d'image d'eux-mêmes, de leur vie et de leur intérieur. Imaginez plutôt en paroles bien sûr, parler. Et donc du côté psychédélique, bien sûr, en fait, elle a déjà une idée un peu classique aussi que c'est pas seulement par la parole, par les mots, par l'écriture que l'on parle, c'est qu'en fait les autres façon de parler par l'art, c'est un langage ou un roman est un langage. Donc à chaque fois, elle voit une façon de se faire pour le sujet, à travers ce qu'il produit littérairement, artistiquement et autres. Et donc l'égocentrisme qui était pris bien sûr un coup comme ça, en fait, c'est ce qu'on dit des poststructuralistes. Dans ce sens-là, c'est théoriquement intéressant et en étant femme bien sûr, bien qu'elle ne se dise pas féministe parce qu'elle est contre toutes les idéologies, mais quand même du fait qu'elle parle, comment on dit en fait, une double identité sexuelle, que l'enfant est né avec deux identités sexuelles, plus tard c'est la société qui va essayer de les distinguer les unes de l'autre et que si le côté féminin reste chez les hommes et chez les femmes, pour elle, c'est une source de créativité. Donc déjà, il y a la différence, les différences quand c'est dans un même corps. Il y a une richesse, cette fois-ci, c'est une richesse créative. Et c'est intéressant pour moi parce que je ne sais pas moi-même, mais je suis parfois plutôt comme un homme. Je ne me suis jamais identifiée avec des femmes, des talons hauts, enfin des jupes courtes. Mais je ne sais pas, peut-être qu'être l'objet du sexe et l'objet qui brille pour les yeux des hommes, ça me disait pas trop. Et dans ce sens-là, j'adore bien l'idée de Kristeva, qu'on a parfois des côtés masculins qui ressortent parfois des aspects féminins et qui font surface. Donc ce qui est duel, n'est peut-être pas duel. Que c'est pas la dualité qui doit faire un obstacle entre les gens, entre hommes et femmes et d'autres qui se définissent ni homme ni femme, ou bien un peu femme, un peu je ne sais quoi. Donc dans ce sens-là, c'est une théorie bien intéressante. Mais bien sûr, comme dit Kristeva ou Luce Irigaray plutôt parce que c'est une femme de la différence en fait. C'est le côté, la différence qui est important pour elle. Mais certains disent qu'Irigaray est un peu trop biologisante dans sa théorie, c'est tout à fait le contraire. Mais c'est Luce Irigaray qui les femmes penseurs, je ne sais pas comment on dit, on ne dit pas penseuses je pense...les femmes qui sont dans la pensée ou les femmes qui sont pour la pensée, je ne sais pas, les femmes qui pensent alors, ne sont pas citées à l'intérieur des textes écrits par les hommes et même être citées dans les nôtres, c'est rare.
Laura [00:43:03] Et peut-être c'est aussi là où ressort ta politique à vouloir faire ces traductions-là, parce que tu es prof, tu es prof à Galatasaray donc tu enseignes en turc et en français. Mais tu es aussi très active dans les milieux associatifs, dans la société civile, donc en dehors des salles de cours. Peut-être pas en dehors des salles de cours puisque tu es directrice du programme politique dans l'école de soir d'une organisation qui s'appelle KODER, si je me trompe, aide aux femmes. Donc une politisation en même temps auprès de tes étudiants qui sont à la fac de communication. Tu pourrais peut-être nous parler de ces deux milieux universitaires donc à Galatasaray, mais les cours de soir aussi. Ta politique se traduit à travers ton enseignement aussi.
Nilgün [00:44:01] En tout cas, je pense que j'aime bien communiquer avec les étudiants, mais communiquer juste pour qu'ils voient qu'on peut toujours penser autrement. Et dans ce sens-là, je suis considérée comme une prof difficile mais agréable. Ces derniers temps, les étudiants ont commencé à m'appeler comme ça, « vous donnez beaucoup de lectures, vous discutez de choses que personne ne comprend, mais ne comprend que petit à petit » et donc je suis agréable parce que j'ai des bonnes relations et que je discute de tout avec eux pendant les pauses ou parfois quand c'est des gens, des étudiants de master et doctorat, on passe beaucoup de temps à faire une thèse et donc on discute beaucoup. Et dans ce sens-là, enfin je ne suis politisée que par mon choix de textes à lire, à faire lire aux étudiants parce que je veux pas qu'ils restent dans la communication, Ah oui, comment on peut faire mieux vendre l'image, je ne sais pas les objets ou quelqu'un. Ça, je suis assez critique. J'ai pas envie qu'ils deviennent tous publicitaires, tous spécialistes des médias sociaux, produisant des contenus et des liens, tout ça. Donc tout ce qui est à vendre par leurs propres efforts et leurs connaissances, je suis un peu contre. Mais ça ne veut pas dire que la majorité des étudiants vont quand même dans ce sens-là pour gagner de l'argent, c'est là qu'il y a de l'argent. Par exemple, nous avons trois sections radio-télévision, relations publiques, publicité et journalisme. Il y a très peu d'étudiants, mais il faut dire qu'ils sont de milieux assez bourgeois. Et donc ils ne préfèrent pas être journalistes. En maîtrisant déjà deux langues étrangères, l'anglais, le français et peut-être même une troisième langue, ils n'ont pas de difficulté de trouver des bons postes au niveau international par exemple. Et donc je ne peux rien faire. Ce qui me reste très peu d'étudiants qui deviennent journalistes pour défendre les droits des femmes, les droits des minorités donc tout ça c'est...Mais il y en a qui sont idéologiquement forts dans le sens où défendre l'intérêt des gens démunis. Mais nous avons beaucoup d'étudiants aussi qui deviennent assez stars du marketing, de la publicité, et nous avons même des étudiants qui deviennent chanteurs. Il y a quelques années, un jeune garçon qu'on ne connaissait même pas est devenu chanteur national en dansant ou en faisant des gestes. Il y a ça, donc de ce côté-là, c'est vraiment la pensée qui ouvre des chemins pour penser autrement les choses. Mais la politique à l'extérieur de l'université...Donc KODER, c'est une association féministe et mes idées de Kristeva et d'Irigaray ne trouvant pas vraiment de valeur chez elles et donc ce sont des femmes qui sont bien convaincues de la cause féminine. Et donc qu'est-ce que je fais pour eux? Je ne discute pas de ce qui est féministe, non-féministe, ça c'est pas mon problème. Ils ont une école de science politique pour aider les femmes plus tard si jamais elles deviennent, je ne sais pas, membres d'un parti politique ou même candidates à travers les partis politiques au Parlement. Donc moi, je fais le programme d'enseignement en fait pour que ces femmes aient un peu plus de savoirs et de connaissances générales de la science po, de la communication, des débats, des théories féministes ou des perspectives féministes. Et puis, il y a aussi des politiciens femmes qui viennent partager leurs expériences avec elles. Donc le projet, c'est très libéral, être égales avec les hommes en nombre au Parlement ou bien à la mairie, enfin dans les administrations aussi bien nationale que régionale. Je pense que c'est une cause qu'on peut aider. Peut-être que par l'enseignement, il va y avoir vraiment des jeunes femmes qui vont peut-être devenir beaucoup plus radicalement féministes, qu'elles vont pas rester au niveau juste représentation équitable entre femmes et hommes parce que c'est aussi une vieille idée, bien qu'en Turquie les femmes sont représentées à 17 % par rapport aux hommes, c'est peu. Et même moi je ne crois pas trop la politique représentative ou bien la politique déjà encadrée et organisée, je sais pas, faire de la politique ailleurs dans des limites peut-être un peu pas nationales, mais avec ses amis ou avec, je sais pas, en faisant un podcast pourquoi pas. Donc je trouve ça des politiques mineures. Et pour les gens mineurs comme eux, en fait ordinaires, c'est peut-être beaucoup mieux. Quand il y a de l'organisation, il y a vraiment une lutte de prestige, de pouvoir, là, c'est pas quelque chose dont j'ai très envie. Je ne pense pas que je vais rester trop longtemps avec ces femmes parce que déjà, elles se dirigent elles-mêmes comme le président dirige le pays. Donc c'est très hiérarchique, dictatorial je dirais. En fait, le sentiment que j'avais dans la société civile, que le partage du pouvoir n'était pas mieux fait, ça peut confirmer, c'est triste. Donc mais c'est l'expérience.
Laura [00:51:50] Je te remercie très vivement de cet échange, d'avoir voulu t'asseoir avec moi et au bénéfice des auditeurs et des auditrices de cette troisième saison du podcast Quoi de neuf? Les cafés du CREFO. Ton travail, tes idées et les analyses ont un aspect transversal, des grandes questions de société, mais qui ont une valeur aussi bien dans les écoles qu'à l'extérieur des murs de l'école. Tu nous proposes des pistes d'analyses ancrées dans la théorie et tu abordes les questions de l'actualité, tu exposes de façon éveillante et libératrice ces grands enjeux de société. Alors je te remercie d'avoir voulu t'asseoir avec moi.
Nilgün [00:52:36] Ben merci beaucoup. Ça m'a fait vraiment plaisir de faire ça après des années avec toi.
Laura [00:52:43] Eh oui, on se retrouve.
Joey [00:52:47] Vous avez aimé cet épisode? Faites-nous part de vos commentaires sur les réseaux sociaux ou par courriel à crefo.oise@utoronto.ca