Quoi de neuf ?
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Voyages dans la diversité et les libertés : la richesse des perspectives et les défis de la communication : entretien avec Kim Thúy
Dans cet épisode, Emmanuelle Le Pichon, directrice du CREFO, rencontre Kim Thúy, écrivaine
Joey [00:00:00] Dans cet épisode, la directrice du CREFO, Emmanuelle Le Pichon, rencontre l'écrivaine Kim Thúy.
Kim [00:00:05] Je pense que la seule façon pour un humain d'apprendre de façon durable, c'est-à-dire que ça nous rentre vraiment dans la mémoire, c'est par le cœur. Ça ne peut pas être cérébral.
Joey [00:00:19] Bienvenue à Quoi de neuf!
Emmanuelle [00:00:30] Aujourd'hui, j'ai le grand honneur de recevoir l'écrivaine Kim Thúy pour clore cette année et cette saison du CREFO sur les pratiques pédagogiques inclusives. Bonjour Kim Thúy ! Comment allez-vous aujourd'hui?
Kim [00:00:49] Parfaitement. L'hiver arrive, on peut mettre des chandails, on peut mettre des choses douces sur le dos, donc j'adore. Avec des bas de laine et tout ça, oui.
Emmanuelle [00:01:02] C'est ça et les tuques. Alors il est compliqué de faire un résumé de la vie de Kim Thúy puisqu’elle est certainement celle qui se raconte le mieux. Mais je peux dire que vous êtes née à Saïgon en 1968 et que vous avez quitté le Viêt Nam à l'âge de 10 ans dans des conditions dramatiques. Votre famille est alors installée au Québec à Granby. Et votre premier livre, Ru, raconte l'histoire de cet exil et de cette enfance partagée entre le Viêt Nam, une année de camp en Malaisie qui, à mon avis, est aussi très importante dans votre parcours et le Québec. Donc, je répète ce que tout le monde sait probablement déjà que le mot « ru » signifie berceuse en vietnamien alors qu'il signifie en français ruisseau. Et pour moi, ce livre, qui je dois vous le dire m'a bouleversée, il est construit comme un oxymore, c'est-à-dire qu'il réunit les contraires, comme l'image de cette berceuse paisible et tendre et la violence de ce que vous avez traversé. J'ai plein d'images qui me viennent en tête, cette plage du Club Méditerranée qui devient la plage de la peur et de la mort. Enfin, vous en parlerez certainement bientôt beaucoup mieux que moi. Pour ce livre vous avez reçu le Prix du Gouverneur général du Canada, je pense que c'est important de le souligner. Alors, j'ai souri en lisant à la page 85 de ce récit les métiers que votre tante Six avait rêvés pour vous, car vous en avez exercé quelques-uns et toujours au plus haut niveau. Alors, dans le désordre : écrivaine, diplomate, avocate, politicienne, travailleuse humanitaire. Vous êtes en effet diplômée de traduction et en droit, mais vous avez aussi travaillé comme couturière, interprète, avocate et propriétaire de restaurant. C'est vrai que la nourriture joue un grand rôle aussi dans vos récits. Alors vos livres sont traduits. Il y en a beaucoup aujourd'hui, on va se concentrer sur celui-là, mais il y en a beaucoup d'autres. Ils sont traduits en 29 langues. Ils sont vendus à travers le monde. Kim Thúy, quel parcours!
Kim [00:03:20] Quel parcours? Mais il m'en manque encore un bout. Il reste encore beaucoup de métiers que je n'ai pas faits encore et que j'aimerais essayer. J'aimerais être médecin. J'aimerais être ébéniste. J'aimerais être voilà, donc...il me semble sage-femme. Je crois que...
Emmanuelle [00:03:42] Alors effectivement médecin, c'est votre rêve d'enfant. C'est ce que vous dites dans le livre. Le seul, à mon avis, un des seuls que vous n'avez pas réalisé. Et qui est...moi qui fréquente beaucoup les classes qui accueillent des enfants réfugiés, c'est souvent un métier qu'ils veulent faire et je pense que c'est aussi lié aux conditions dramatiques qu'ils ont rencontrées dans leurs parcours.
Kim [00:04:06] Je dirais que pour la communauté vietnamienne, en tout cas, je vais parler pour nous, pour ceux que j'ai connus, que j'ai côtoyés. Médecin, tout simplement parce que c'est un métier stable. On connaît déjà le salaire, on ne connaît pas de médecins au chômage et surtout quand on ne maîtrise pas encore la langue, on serait moins désavantagé si on allait en sciences, parce que tous ceux qui vont en médecine, peu importe d'où on arrive, on doit apprendre une nouvelle terminologie. Ce sont des nouveaux mots, un nouveau vocabulaire. Donc, on est moins désavantagé que si on allait en droit ou en lettres, n'est-ce pas? Ou en sciences humaines. Et c'est pour ça que les métiers comme médecin, dentiste, pharmacien étaient très prisés dans la communauté vietnamienne. Tout simplement parce qu'on était moins désavantagé par le fait qu'on maîtrisait moins bien le français. Donc, c'était pour moi...parce qu'à l'époque, tout le monde regardait mon choix d'aller en traduction comme un kamikaze, quand on ne maîtrise pas la langue et qu'on se lance dans un métier de langue, ben c'était voué à l'échec d'avance et c'était le cas. Ça a été confirmé!
Emmanuelle [00:05:32] C'est très intéressant. Enfin bon confirmé, pas du tout!
Kim [00:05:36] Oui, oui si, j'avais plein de zéros. Vous savez la même chose pour le cours de création littéraire, mon prof. il m'a conseillée fortement justement de changer de faculté parce que j'ai écrit un texte sur le mot rebelle et je pensais que le mot rebelle voulait dire belle de nouveau, voyez. Donc...
Emmanuelle [00:05:56] Oh...c'est magnifique.
Kim [00:05:58] Oui échec...échec grave!
Emmanuelle [00:06:02] Ça démontre bien...Peut-être vous savez, pour nous qui sommes, qui travaillons à l'Institut pédagogique de l'Ontario, notre rôle c'est la formation des enseignants. Et en lisant votre livre, c'est exactement ce que je me suis dit. Comment pouvons-nous aujourd'hui former les enseignants différemment pour qu'ils puissent accueillir cette diversité comme une richesse. Alors j'espérais beaucoup que vous nous le diriez.
Kim [00:06:31] Oui, je pense que...je crois, jusqu'à maintenant, en tout cas, j'ai trouvé une image qui explique bien la diversité, la richesse de la diversité, je trouve. C'est une image qui révèle en fait...c'est le poisson rouge. En anglais, on l'appelle le gold fish. En vietnamien, on l'appelle le poisson chinois, donc les Vietnamiens n'ont pas vu du tout la couleur pour décrire le poisson. Ils sont allés chercher l'origine du poisson pour le décrire. Maintenant, c'est pas du tout scientifique ce que je vais vous dire, c'est parce que c'est une expérience personnelle. Dans le cours de traduction, les profs disaient toujours « Faites attention à des mots simples parce qu'on va traduire très rapidement 'poisson rouge' par 'red fish', alors que c'est 'gold fish'. Donc faites attention aux mots simples ». Et je ne savais pas pourquoi le français et l'anglais ne voyaient pas la même couleur. On peut parler de sons différents, de...je ne sais pas de formes, mais peut-être pas de couleurs. Comment est-ce qu'on peut ne pas voir la même couleur? Alors je suis allée regarder le poisson, puis si vous le regardez de la tête vers la queue, ce côté-là de l'écaille est rouge. Mais si vous le regardez de la queue vers la tête, l'autre côté de l'écaille est doré. Donc, la diversité, c'est ça. Ce sont des points de vue différents, ne serait-ce que juste les livres, l'épine du livre, le côté francophone va mettre les lettres du bas vers le haut et puis les anglophones du haut vers le bas. Et donc, la richesse de la diversité, c'est ça. C'est d'avoir des points de vue différents. Et le problème que nous avons très souvent, c'est de dire mais voyons il n’est pas gold, t'as pas raison, il est rouge, je le vois, il est rouge. Puis l'autre aussi va dire bah non, il est gold pis le Vietnamien il va dire, bah voyons, il est Chinois. C'est la meilleure façon pour le décrire. Donc on peut argumenter longtemps pour savoir qui a raison, parce que tout le monde a raison. Il n’y a personne qui a tort dans cette discussion. Et donc la question est la mauvaise, en fait la bonne question à se poser c'est plutôt pourquoi toi tu le vois Chinois? Pourquoi tu le vois gold? Pourquoi tu le vois rouge? Et là, la richesse se révèle, parce qu'on se dit bien oui, ben regarde, je te le montre le poisson, il est-tu gold ou il n’est pas gold?
Emmanuelle [00:09:06] C'est très beau ce que vous dites parce que vous me faites penser à un domaine qui me touche beaucoup, qui est le domaine de l'anthropologie réciproque, c'est-à-dire la connaissance réciproque, apprendre à se connaître. Et il me semble que tout votre travail et quand on lit votre livre et la bienveillance avec laquelle vous parlez de tous ces moments, finalement que moi j'ai perçus comme des moments de grande humiliation que vous avez pu vivre, vous, vos parents, votre famille ou même vos proches, et notamment dans l'éducation, vous essayez toujours de trouver des ponts, de comprendre l'autre. Mais en fait, dans toutes les interviews que j'ai lus de vous, il y en a beaucoup, on a l'impression qu'on insiste toujours sur ce que les migrants devraient apprendre de nous. Ils doivent s'intégrer, ils doivent s'assimiler, mais jamais sur ce que nous pouvons apprendre d'eux, des personnes qui arrivent. Et je trouve que c'est merveilleux la manière dont vous en parlez dans votre livre et notamment le fait que vous disiez que malgré tout, l'éducation, finalement, même si elle est maladroite, elle est toujours un privilège, n'est-ce pas?
Kim [00:10:33] C'est parce qu'il y a toujours...je vous donne un exemple et puis vous allez rire. Il y a un documentaire...Télé-Québec est venu à Granby quand on venait d'arriver pour filmer l'arrivée des immigrants puis on était le groupe sujet. Et donc oui, ils ont filmé dans ma classe au primaire. Mais ils ont filmé aussi dans la classe des adultes où vous avez des adultes assis en U comme ça, et le prof qui leur explique quoi faire s'ils rencontraient un policier, s'ils se faisaient arrêter par un policier. Pourquoi il a pensé à ça? On ne sait pas. Mais ce prof-là, c'était sa première expérience d'enseignement je crois auprès des personnes, à enseigner le français, la francisation, probablement c'était sa première expérience en francisation. Donc, on entend le prof qui dit : « Alors quand vous rencontrez le policier vous lui dites « Ah non, pas encore une amende, c'est toujours la même chose! » Et là, vous avez les Vietnamiens, le premier qui fait « anon, anon, anon », parce que lui, il ne sait pas que « anon » veut dire « Ah non !». Donc il va juste au son anon puis là il essaie d'avoir le même ton que le prof. « Ah non, ah non pas encore une amende, c'est toujours la même chose » mais il a aucune idée ce qu'il dit. Et tous les Vietnamiens ont répété la même chose. C'est sûr qu'on peut regarder cette leçon comme étant une leçon complètement inutile et très cocasse, mais inutile. Mais en fait, non. Parce que si on regarde seulement les mots, c'est vrai que les Vietnamiens ont repris des mots qui ne leur étaient pas utiles dans le quotidien, de parler aux policiers alors qu'ils n'avaient pas encore d'auto, ils n'avaient pas de voiture. Donc, quand est-ce que le policier va arrêter et puis donner une amende? C'est pas pour tout de suite là. Mais ce qu'on a appris, par contre, avec cette phrase-là, c'est que c'est possible de parler à un policier. Quand vous arrivez d'un pays en guerre, d'un pays totalitaire, ce ne sont pas des choses possibles parce que le policier vous pointe déjà une arme contre vous et vous avez nécessairement, vous êtes nécessairement dans le tort d'avance. Il n'y a pas de discussion possible alors que là, ce qu'on a appris avec cette leçon-là, c'est que nous sommes dans un pays en paix. Et que la police est là pour servir la population et non pas le contraire. Donc, on a appris beaucoup plus que la langue. On a appris la culture. Donc, il faut pas avoir peur de juste voilà offrir ce qu'on a. Oui, il y aura des malentendus, ne serait-ce que le camping. Vous m'avez déjà entendu parler certainement de ça, mais on vient d'arriver d'un camp de réfugiés puis on nous a invités...c'était d'aller faire du camping. Mais voyons, on ne comprenait pas pourquoi on était puni de nouveau, à dormir dans une tente et sans toilettes. C'est pas possible. Mais ce qu'on a appris, c'est ça, c'est que nous vivons dans une société tellement confortable qu'on a besoin de se mettre dans des situations où on doit se débrouiller un peu plus. Et c'est là où vous réalisez la richesse de votre pays, vous voyez? Et donc que les gens se soient soulevés pour le premier couvre-feu, mon Dieu, c'est la meilleure preuve d'une société en paix, parce que moi je ne me suis pas levée, ni mes parents. Moi, j'ai été élevée dans un couvre-feu pendant mes dix premières années de vie. Mes parents ont toujours vécu, ils ont l'impression qu’eux aussi, ils ont vécu dans des couvre-feux tout le temps. Non, on n'était aucunement surpris et on connaissait le mot couvre-feu. Et surtout, on savait comment vivre avec un couvre-feu, n'est-ce pas. Je pense que...des fois, on n'évalue pas, on a tellement un objectif précis et clair qu'on oublie les bénéfices qui sont peut-être moins évidents en fait, mais aussi importants.
Emmanuelle [00:15:11] Kim Thúy, est-ce que ça veut dire que la liberté n'a pas de prix, quand on vient de l'oppression?
Kim [00:15:17] La liberté, je ne sais même pas comment... comment on ferait sans liberté. La liberté est à la base de notre société ici. On a construit cette société basée sur les libertés et on parle liberté au singulier, mais je crois qu'il faut même parler au pluriel parce qu'il y a plusieurs formes de liberté. Mais plus que ça, dans cette société, ce n'est pas seulement les libertés, mais comment être libre. On nous enseigne depuis qu'on est tout petit, comment être libre. Et c'est drôle parce que nous sommes dans un pays très libre. La population réagit à l'inverse, c'est-à-dire on va s'imposer des contraintes. On veut le contrôle, surtout parce qu'on peut contrôler tout. N'est-ce pas? On peut tout prévoir si on dit qu'on veut arriver à 9 heures et 2, on peut prévoir 9 h et 2 parce que la route est belle, parce qu'on peut voir déjà le trafic d'avance, parce qu'on peut faire confiance à notre voiture, parce que la température ne nous arrêtera pas, peu importe que ce soit la neige, la pluie ou une tempête, on est capable d'y aller parce qu'on a un véhicule assez fort pour le faire. Mais si vous venez...si vous vivez dans un pays comme le Vietnam avec les moyens que vous avez de se promener seulement en bicyclette ou en moto, vous ne pouvez pas prévoir que vous allez arriver à 9 heures et 2 parce que la pluie va tomber puis vous êtes plus capables d'avancer, puis vous êtes obligés d'attendre sous un abri, parce que la route n'est pas nécessairement aussi propre que la nôtre ici qui est nettoyée, je ne sais pas...à toutes les semaines, je pense. En tout cas, j'ai l'impression qu'on pourrait lécher l'asphalte. Mais au Vietnam, il y a plein de débris. Donc vous allez avoir une crevaison. Et si vous n'avez pas de crevaison à cause des débris dans la rue, il y a peut-être le monsieur qui répare votre bicyclette...qui répare les bicyclettes, il a mis des débris, justement, des clous 10 mètres avant pour que vous creviez votre pneu. Donc, vous ne pouvez jamais prévoir une heure exacte, donc vous n'avez plus de contrôle, donc il y a un lâcher prise de dire écoutez c'est le destin, c'est la vie. Alors que nous, parce que tout est tellement possible, qu'on s'impose le contraire. Oh mon Dieu, t'es arrivé deux minutes en retard. Bah oui, mais c'est pas très grave là. Comme ce matin, j'avais une entrevue, oh mon Dieu, on est arrivé deux minutes en retard, puis on s'est excusé pendant 5 minutes. Mais voyons!
Emmanuelle [00:18:17] C'est vrai, c'est vrai. Donc il y a cette liberté quand vous arrivez au Canada, qui comme vous le montrez très bien pour vous n'a pas de prix. Et pourtant, il me semble que les embûches ne s'arrêtent pas là. Et d'ailleurs, vous le dites vous-même. Vous dites en page 82 : « Nos parcours d'apprentissage sont atypiques, parsemés de détours et d'embûches, sans gradation logique ». Et ce qui m'a frappée dans votre livre, ce qui m'a beaucoup frappée, c'est le silence sur lequel vous revenez très fréquemment. Et moi, j'ai travaillé sur les silences trop fréquents chez ces enfants issus de l'immigration. Et alors vous êtes très bienveillante, vous dites « oui, il y a le silence de l'émerveillement, la neige, le pays, la gentillesse des gens, etc. ». Mais on sent en fait cette politesse, peut-être vietnamienne, cachée en vous et à moi, il me semble que voilà, il y a aussi toutes ces embûches rencontrées sur le territoire canadien, comme cette première humiliation vécue chez le médecin qui vous examine, épisode qui m'a beaucoup frappée...
Kim [00:19:38] Oui mais ça, ce n'était pas au Canada. C'était dans un camp de réfugiés.
Emmanuelle [00:19:42] Ah c'est vrai, mais c'était un médecin canadien.
Kim [00:19:45] On ne sait pas, mais c'est un médecin blanc parce que c'était voilà...et j'insiste là-dessus que ce n'était pas au Canada et j'insiste également que oui, de notre côté, on peut voir ça comme un manque de respect, un manque d'égard envers nous. Mais il faut que vous voyiez également de son côté à lui. Et j'ai revu un des agents canadiens qui nous ont sélectionnés et il me disait qu'il y avait des milliers de personnes dans une journée. Et si tu veux traiter les dossiers assez rapidement pour pouvoir faire sortir ces gens-là des camps, t'as pas le choix d'aller vite et il dit quand il quittait, quand il arrêtait sa journée à 10 heures le soir, il y avait encore des milliers de personnes qui faisaient la queue à l'extérieur. Et donc on ne peut pas leur reprocher de travailler comme ils travaillaient. Ils n'avaient pas le temps, ils étaient sous un rouleau compresseur pour faire avancer les choses. Donc ils ne peuvent pas et on le voit avec nos médecins même ici, ils n'ont plus le temps de vous poser la question « Comment va votre mère? Qu'est-ce que vous avez mangé ce matin? Est-ce que les enfants vont bien? » Mais non, dites-moi votre problème puis on va régler ça tout de suite parce qu'on n'a pas le temps, parce qu'il nous manque de médecins. Et donc, dans le contexte d'un camp et ça, je vous avais parlé de l'interprétation, le bon et le mal, le bien et le mal, le bon, le mauvais, tout ça entremêlés, imaginez...et il faut vraiment regarder aussi de l'autre côté. Donc c'est pas par pudeur, c'est pas par discrétion, c'est pas par gentillesse que j'essaie de vous faire voir aussi de l'autre côté. Et je suis la première à faire cette erreur-là. Et dernièrement, en 2016, j'ai eu la chance de revoir un des gardiens du camp de réfugiés et que, et pour la première fois, j'ai compris que ben oui, je trouvais que c'était misérable pour nous de recevoir juste un litre d'eau par jour ou un œuf seulement par jour. Mais quand vous entendez de l'autre côté, il disait, il devait, même si c'était juste un œuf par jour par personne, le camp où il travaillait au sommet de la crise, il y avait 60 000 réfugiés vietnamiens. Donc logistiquement, il fallait qu'on...et on est arrivé vraiment de façon désorganisée, désordonnée. On ne savait pas quand et c'est arrivé comme un tsunami. Et soudainement, il fallait qu'on monte un système pour pouvoir livrer 60 000 œufs par jour. 60 000 litres d'eau par jour. Et c'est sûr, du côté de celui qui reçoit, on a l'impression qu'on reçoit juste un œuf et que c'est insuffisant. Mais on était tellement misérable. On était tellement dans une situation de vulnérabilité, qu'on ne peut pas imaginer de l'autre côté, il y a des gens qui ont travaillé très, très fort pour pouvoir nous offrir cet œuf. Vous voyez donc, je crois que plus je vieillis, malheureusement, c'est ça qui...plus c'est lourd parce que je comprends un peu mieux ce que les autres ont à faire.
Emmanuelle [00:23:19] C'est vrai, mais c'est vraiment une constante chez vous. Vous essayez toujours dans tout ce qu'on lit de vous mettre à la place de l'autre. Alors, par exemple, quand vous racontez cet événement avec votre tuque Mac Donald ou bien le pull de votre père qui était en fait un pull de femme mais qu'il a exhibé pendant un an, étant très fier de son pull. Ce que vous voyez, c'est la générosité de ceux qui vous ont donné. Mais moi, je me demande de notre côté enfin, vous êtes de notre côté maintenant. Comment on peut faire mieux? Comment on peut faire mieux?
Kim [00:23:58] Oui, on peut toujours faire mieux, mais en même temps, il faut pas s'empêcher de faire ce genre d'erreur. Pas d'erreur, mais voilà d'offrir. Oui, l'autre personne peut ne pas bien recevoir tout de suite. Sauf qu'il y a un autre message derrière. Et comme j'ai écrit, je crois que la beauté de tous ces riz de minute rice qu'on nous a servis, qui n'étaient pas mangeables, contenaient tout l'amour du monde. Ah s'ils nous faisaient des pâtés chinois, oui, on aurait pu manger, on n'aurait pas eu faim, mais on aurait peut-être moins ressenti l'effort, voyez. Et cet effort-là, vous le gardez bien plus longtemps que le pâté chinois que vous avez mangé. Une fois qu'il est digéré, il est parti. Mais la sensation de faim, la difficulté de soulever ces riz-là avec la fourchette reste parce que ce qu'on a ressenti, c'est ça. C'est que tout le monde a fait un effort démentiel pour nous nourrir. C'était un plat qu'ils ne mangeaient pas. Ces gens-là maintenant à regarder en arrière, je sais qu'ils ne mangeaient pas ce riz-là. C'était probablement leur première fois, la première fois qu'ils cuisaient le riz. Vous imaginez, c'est extraordinaire. Donc, l'amour là reste et grandit avec le temps. Et aujourd'hui, sur le coup, c'est vrai, on n'avait pas compris que c'était un cadeau énorme qu'une famille puisse venir nous chercher pour nous emmener dans un marché aux puces pour aller trouver des meubles, des objets...tout ça. Mais aujourd'hui, mon Dieu, quand est-ce qu'on prend une journée entière à aller aider quelqu'un? Le temps est tellement précieux. Et donc, je l'apprécie encore plus. C'est plus facile d'aller dans un magasin, puis acheter un nouveau matelas, puis ça finit là. Mais cette famille-là voulait qu'on ait le plus d'objets possibles. Ils voulaient faire vraiment marcher les 300 pièces le plus loin possible. Et donc ils se disent bah non si on s'en va acheter un nouveau matelas, on peut juste acheter deux matelas, mais on n'a pas de chaudrons, puis on n'aura pas de toaster, pis on n’aura pas de planche, pis on n’aura pas de sofa. Donc, comment faire avec 300 dollars? Meubler un appartement au complet pour une famille. C'est pas beaucoup d'argent. T'sais quand on regarde en arrière, c'est pas possible. Donc, eux et probablement qu'ils n'avaient jamais été dans un marché aux puces. C'était leur première fois aussi. Donc ils se sont trompés aussi dans leur choix. Vous voyez donc, non c'est pas parce qu'ils voulaient nous donner des vieux matelas, il faut pas le voir de cette manière. C'était comment faire pour faire le plus avec le peu qu'on avait. C'est extraordinaire, c'est extraordinaire.
Emmanuelle [00:27:14] Et finalement, ce à quoi vous arrivez, c'est une situation de presque de vulnérabilité mutuelle. C'est-à-dire que chacun...
Kim [00:27:21] Oui!
Emmanuelle [00:27:21] ...une rencontre.
Kim [00:27:24] Oui, donc, de part et d'autre, on était dans une situation de crise. Même du côté des Québécois, parce que c'est la première fois qu'ils devaient aider une famille, la nôtre. Mon père parlait français, ma mère aussi un peu. Mais vous imaginez, il y avait plein de familles vietnamiennes qui ne parlaient pas français. Donc, eux aussi ils étaient dans une situation de...oui, j'allais dire d'inconnu. Ils faisaient face à de l'inconnu tout le monde en même temps et la beauté était là. On a appris l'un de l'autre en marchant ensemble, en faisant des faux pas ensemble, en vivant des malentendus ensemble. Mais c'est ça qui a créé la beauté.
Emmanuelle [00:28:12] Vous venez d'évoquer, votre père, votre mère. En vous lisant, on a vraiment l'impression que la famille a joué un grand rôle dans la libération de votre voix, de cette voix qui vous permet de raconter des histoires à votre oncle, d'ailleurs, en français, il me semble d'abord. Et puis ensuite votre voix à vous qui vous permet de vous échapper. Ou encore la voix revient souvent avec la voix de votre grand père que vous n'avez jamais entendue. Et ce qui est intéressant dans cette métaphore de la voix, c'est que cette libération, elle passe aussi souvent par l'écriture. Alors vous dites en page 96, j'ai noté « Sans l'écriture, il n'aurait pas entendu aujourd'hui la neige fondre, les feuilles pousser et les nuages se promener ». Est-ce que c'est pour cela que vous avez choisi l'écriture parce qu'elle révèle ce que la bouche ne peut pas forcément dire et par rapport à ça, je m'interroge depuis le début sur votre rapport au français parce que c'est une langue compliquée pour des Vietnamiens le français.
Kim [00:29:27] Bah c'est une langue compliquée pour les Français aussi. Je crois qu'il faut l'apprendre parce que oui, on n'est pas né avec les connaissances du français de façon innée. Je ne crois pas. Peu importe la langue d'ailleurs, je parle du français, mais peu importe que ce soit l'anglais, si on veut parler, si on veut connaître, bien connaître la langue anglaise, il faut s'investir. C'est pas, ce n'est pas une langue...oui, c'est une langue qu'on peut utiliser seulement comme outil du quotidien. Mais si on veut vraiment connaître la langue, la même chose pour la langue vietnamienne, la même chose...n'importe quelle langue, je crois il faut s'investir parce que la langue n'est pas que langue, elle porte l'histoire d'un peuple et parle...elle parle d'histoire des époques, des connaissances humaines, elle porte des émotions de l'humanité. Et donc, la langue est très compliquée, ne serait-ce que parce que on rentre dans l'histoire des humains. C'est l'invention des humains.
Emmanuelle [00:30:40] C'est ça...mais ce que je voulais dire, c'est que l'histoire du Vietnam avec le français est compliquée aussi.
Kim [00:30:45] Ah oui, mais ça, vous savez, c'est une relation de couple compliquée avec un fort puis une faible et donc...ou une forte et un faible. Enfin, je ne sais pas qui est féminin et masculin là-dedans, mais oui, oui, c'est une relation...c'est un mariage un peu forcé.
Emmanuelle [00:31:10] Oui, c'est ça. Et vous dites même quelque chose qui m'a beaucoup frappée, mais vous le dites par rapport au Canada. Vous dites en page 89 « Comme au Canada, le Vietnam avait aussi ses deux solitudes ». Et alors c'est très intéressant parce que ce sont des mots très forts que vous expliquez un peu mieux en parlant, en décrivant le Vietnam, mais vous ne l'élaborez pas sur le Canada. Alors moi, j'aurais aimé vous entendre élaborer sur le Canada, ses deux solitudes.
Kim [00:31:43] On va retourner en arrière un tout petit peu parce que j'ai beaucoup aimé votre analyse sur la voix. La voix orale et la voix écrite d'accord et on va y revenir avec les solitudes. Je crois qu'on a plusieurs voix. Oui, on a la voix orale...verbale, mais comme mon fils, autiste, qui n'est pas verbal, a aussi une voix et communique autrement que le verbe. Il communique avec ses mains, il communique avec ses yeux, il communique avec son corps, avec les objets. S'il veut un œuf miroir, il me donne du beurre à poêlon, s'il veut un œuf cuit dur, un chaudron et de l'eau. Il communique et à travers les objets, voyez, ça, c'est à travers les objets. Il n'y a pas de voix, il n'y a pas de regard, il n'y a rien, voici ce que je veux. Et donc, il y a plusieurs voix. La voix en écriture, la voix voilà, la voix même en vêtements. Ce que je porte, je suis en train de vous dire quelque chose. Donc je suis désolée, j'ai pas quelque chose de très joli aujourd'hui. J'avais juste froid puis j'ai mis le premier chandail. Donc je suis un peu désolée, mais je suis trop confortable puis voilà. Ce matin, j'avais choisi des vêtements confortables, donc voilà. Donc oui, juste en regardant...je suis déjà en train de vous dire quelque chose de mon état d'esprit aujourd'hui, que j'ai les cheveux...ben que j'ai les cheveux, que j'ai là. J'ai pas fait une tresse, j'ai pas fait un chignon, je sais pas que je me sois pas teint les cheveux, on communique déjà, c'est une voix et voyez la voix de la...et je remercie d'ailleurs la télé canadienne de Radio Canada qui me permet justement de dire « Mais je suis paresseuse, je veux pas me teindre les cheveux » et ils m'acceptent quand même pour faire les émissions.
Emmanuelle [00:33:52] C'est très à la mode maintenant.
Kim [00:33:54] Oui, oui, mais moi, c'est pas une position que je prends. C'est vraiment parce que je suis paresseuse. C'est tout puis je réagis trop aux produits chimiques, donc voilà. Mais on m'oblige pas à le faire. Donc, on communique par toutes sortes de voix. Et quand on est dans un pays comme le nôtre, le Canada, on peut communiquer avec toutes les voix que nous possédons, que ce soit verbale, écrite, vestimentaire ou gestuelle. Exactement, le gestuel. Le langage corporel existe alors que dans la langue vietnamienne, dans la culture vietnamienne, le langage corporel n'existe pas, vous voyez? Donc, vous ne pouvez rien lire sur le visage d'une Vietnamienne. Pourquoi? Parce que la force d'une personne, c'est quelqu'un qui peut retenir ses émotions alors qu'en Occident, c'est exactement le contraire. La force d'une personne, c'est quelqu'un qui a une voix, qui a une opinion, qui prend position alors qu’en Asie, vous ne voulez pas que votre interlocuteur sache l'effet de ce qu'il est en train de dire sur vous. Vous ne voulez pas qu'il sache que ça vous fait plaisir parce que sinon, vous pouvez arrêter de me le donner. Donc vous êtes capable déjà de me lire. Si vous voyez que ça m'attriste, ah mais je suis en train de révéler énormément de moi déjà à vous, et donc le plus possible. Non, on ne montre rien, et pas seulement ça, on plie même les épaules un peu pour que voilà, il y a peut-être la fausse modestie ou la fausse politesse. Mais de se faire petit. Voyez, c'est pour ça que les robes vietnamiennes, la couture ne se trouve pas au niveau de l'épaule, mais plus bas. Ou sinon, en réglant comme ça et la même chose pour le kimono. Et j'étais au Japon, puis on lissait mes épaules le plus possible, puis là j'ai dit « ben je peux pas faire mieux » à se comparer comme ça. Mais j'ai pas les habitudes des Asiatiques de fermer l'épaule. Donc, je n'ai pas la flexibilité ici, voyez. Et aussi parce que ben je sais pas, pas que je fais du sport, mais je lève un petit peu de poids et tout ça. Donc oui, j'ai un peu de biceps, un peu, mini peu. Mais dans une culture asiatique, il faut pas du tout. La beauté des beaux bras, c'est plutôt des bras très minces pour justement ne pas avoir ces épaules-là. Et donc, comme vous dites, il y a toutes ces voix-là et je vis dans un pays qui me permet d'utiliser toutes ces voix-là. Mon Dieu, je parle, je parle, je parle, je pollue la radio, je pollue la télé, je pollue de toutes les manières que je suis capable de polluer. Donc, est-ce que c'est l'écriture qui me permet de m'exprimer plus? Je suis pas sûre. Sauf que l'écriture me permet d'exprimer autre chose, autrement, pour dire exactement la même chose, mais ces variations sur le même thème, c'est comme si j'avais pas assez parlé. Il faut que j'écrive en plus. Mais en même temps, c'est grâce à l'écriture que j'ai une voix publique aujourd'hui. J'ai toujours eu une voix privée depuis que je suis arrivée au Québec. Vraiment, parce que le Québec m'a enseigné, m'a obligée à parler. Parce que je n'avais pas de voix avant ça, c'est vrai parce que j'étais dans un contexte où tout le monde, le pays au complet tombait dans le silence et dans les familles, dans ma propre famille, on tombait dans le silence pour ne pas faire porter le poids de l'information à l'autre parce qu'on était obligé de faire des dénonciations, on était obligé de dire des choses sur les autres. Et donc, le silence est devenu une culture de survie. Et en plus, je suis née timide, donc ça m'allait parfaitement de ne pas parler. Et heureusement que je n'ai pas parlé parce que j'ai pu observer énormément pour pouvoir écrire par la suite. Donc oui, quand j'écris, j'écris à partir de cette petite fille-là, à partir de ce silence. Quand je parle, je tire l'énergie ou sinon le bagage québécois où on me dit « Parle! Dis-moi, c'est quoi ta couleur préférée. Qu'est-ce que tu aimes manger? T'as-tu aimé le film, t'as-tu pas aimé le film?...» Mais jamais on pose des questions comme ça aux jeunes, aux enfants vietnamiens. On dit juste « Écoute le film, pis si tu comprends pas, bah c'est pas grave. Écoute quand même ». Dans ma famille, à un moment donné, je sais pas, j'ai émis une opinion quelconque, puis un oncle je pense s'est retourné, puis il m'a regardée, puis il me dit : « Écoute, quand tu auras quelque chose d'intéressant, tu parleras. Pour le moment, écoute, apprends, ok? ». Ça, c'est pour les voix, je te dirais. Donc là, la richesse des libertés et le champ des possibles est infini dans ce pays. Donc, j'essaie d'utiliser tous les outils que j'ai. Donc je pense que je gesticule plus que la moyenne des ours parce que je veux parler aussi avec mes mains, je veux parler avec mes yeux, je veux parler avec ma bouche, avec ma langue, mais tout ça en même temps. Vous voyez donc ouais, je pense que c'est comme...je suis injectée de l'euphorie des libertés de ce pays.
Emmanuelle [00:40:02] Passer du silence à la voie publique, c'est assez extraordinaire. Alors, ces deux solitudes dont vous parlez à propos du Vietnam et que vous comparez au Canada.
Kim [00:40:12] Les solitudes au Canada, je crois que de 1, il y a plusieurs facteurs : je crois que déjà la grandeur du pays. Là on recule avant la technologie, d'accord. C'est quand même très grand comme pays. Avant qu'une lettre nous arrive de la Colombie-Britannique à l'époque, je sais pas, il y a eu trois saisons ou deux saisons. On se souvient même plus de ce qu'on a écrit puis que l'autre personne le reçoit un an plus tard, puis on est même plus fâché, puis la colère est arrivée un an plus tard, à l'autre bout. Ou sinon, la déclaration d'amour arrive un an plus tard. Bah là j'exagère peut-être, mais ça reste que c'est un pays tellement grand. Et si on regarde en plus les Maritimes, il faut avoir un bateau, sinon on n'arrive même pas à Terre-Neuve. Donc c'est long. Et après ça, même en avion, c'est long. Il y a combien de fuseaux horaires? Il y en a trop. Lorsque vous dites il y a trois heures, ben tsé ça prend trois heures au moins pour arriver de l'autre côté parce que le soleil est pas arrivé au même moment. Puis oui, notre tête à nous minuit, c'est pas la même chose que 21 heures. Puis 9 heures, ce n'est pas la même chose que six heures du matin. Donc, ce que je suis en train de dire là, pour quelqu'un qui vient de se réveiller à 6 heures et l'autre qui a déjà commencé sa journée à 9 heures, on n'est pas sur la même longueur d'onde. Ne serait-ce que ça. Je suis à mon petit-déjeuner, ou même pas encore puis l'autre a déjà digéré son petit-déjeuner.
Kim [00:41:52] Non, on n'est pas la même place, juste physiquement oui. Mentalement, psychologiquement, on n'est pas à la même place. Donc, pour pouvoir se comprendre, c'est déjà compliqué. Ne serait-ce que pour ça. Maintenant, après le territoire, la grandeur de l'étendue du territoire, il y a en plus le climat. Si vous êtes au Nunavut, avec cette température-là, vous parlez pas. La voix ne se porte même pas de la même manière et on le voit. Nous, juste l'été, on sait ce que nos voisins mangent l'été parce que là finalement les barbecues sont sortis pis les fenêtres sont ouvertes. Mais sinon, pendant l'hiver, vous n'avez aucune idée. Donc, les saisons également, la température Nord-Sud déjà nous sépare, mais en plus les saisons changent et on a une saison froide très longue qui nous sépare les uns des autres. Et donc, ces solitudes-là, je crois, viennent ou prennent source des éléments qui sont hors de notre contrôle. Et après ça, il y a la langue, il y a l'histoire de la colonisation, l'histoire de la langue. Et si les deux langues habitaient côte à côte, elles peuvent s'échanger plus rapidement que si voilà il y a un six mois d'hiver où chacun est...mais j'ai l'impression qu'on est un peu en hibernation.
Kim [00:43:38] Et donc, si l'été, on se mêle un peu, boom l'hiver arrive. Oh non, on se sépare de nouveau donc ces amours-là sont interrompues sans arrêt, sans cesse. C'est des amours interrompues tout le temps. Et donc avant la technologie, on avançait un peu puis on reculait d'un pas, on avançait d'un pas, on reculait d'un pas.
Kim [00:44:03] Et donc je pense que ça n'a pas aidé aux échanges entre nos cultures. Et en plus, mais parce qu'on est humain, on va aller chercher ce qui nous rassemble, ce qui nous facilite. Donc si on est anglophone, on vit dans un quartier anglophone, si on est francophone, on vit dans le quartier francophone. Et donc, les six mois d'hiver, nous séparent pour de bon pendant six mois.
Emmanuelle [00:44:34] Et pourtant, on n'a pas de mur au Canada. Le mur, c'est quelque chose dont vous parlez beaucoup dans votre livre aussi.
Kim [00:44:40] On a le mur de l'hiver!
Emmanuelle [00:44:45] C'est vrai!
Kim [00:44:46] On a le mur de l'étendue du territoire. On est une des frontières qui mon Dieu, je sais pas. On a une des plus grandes frontières, des plus longues frontières. Je ne sais même pas comment on fait pour surveiller nos frontières. C'est impossible.
Emmanuelle [00:45:05] Kim, je dois vous avouer que vous êtes la première personne qui, lorsque je lui évoque la question des langues au Canada, me parle d'amour interrompu. Ça vous représente beaucoup!
Kim [00:45:22] C'est la première fois d'ailleurs, parce que là vous me posez la question de façon directe. C'est pas que je veux éviter cette question-là. Mais il n'y a personne qui me l'a demandée avant vous, étrangement, après dix ans d'interviews et peut-être parce qu'on croit pas que je fais partie de la discussion.
Emmanuelle [00:45:44] Et pourtant...
Kim [00:45:45] Parce qu'on oublie qu'on m'a élevée en tant que francophone. On m'a adoptée. Mais quand on vient à discuter des questions importantes du pays ou de la famille, je retombe dans la catégorie des enfants adoptés et que ça ne me concerne pas. C'est une question juste de ma famille. Vous voyez, il y a ça. Et je crois, c'est pour ces raisons-là qu'on ne m'a jamais posé la question de façon directe et dans ce cas-ci, j'ai l'impression que probablement, à travers votre accent, je me suis dit que peut-être que vous n'êtes pas née au Québec et donc vous vous poser cette question à moi, comme Québécoise. Vous me voyez comme une Québécoise, probablement. Et donc, vous vous permettez en fait de me poser cette question-là. Alors qu’entre un Québécois qui est né ici depuis cinq générations et un anglophone qui est né ici également de cinq générations, il se dit eh ça c'est notre combat à nous deux. T'as rien à voir là-dedans.
Emmanuelle [00:47:02] Tout à fait. Ça me fait penser que finalement, le poison actuel, c'est cette idée du Français de souche vous savez, qui exclut plutôt qu'il inclut.
Kim [00:47:14] Mais c'est parce que c'est pas la langue. C'est une chicane de famille.
Emmanuelle [00:47:20] Oui, c'est une chicane de famille.
Kim [00:47:23] C'est une chicane de deux familles et je comprends que ça ne me concerne pas parce que j'ai pas d'ancêtres qui faisaient partie de cette guerre-là. J'ai pas un père qui devait manger à une table différente parce qu'il était francophone. Je n'ai pas vécu la discrimination en tant que francophone. J'ai vécu si une différence, mais j'utilise le mot...j'ai jamais été discriminée parce que je suis différente. Mais s'il y avait ou sinon il y en a certainement eu...pour moi, ce sont certainement des moments peut-être où on m'écarte, on m'oublie parce que je suis différente. Mais pour moi, c'est également une occasion pour me prononcer. Pour dire oui, je suis différente, mais regardez ce que j'apporte par contre. Oui au Basket Ball, je suis la dernière à être choisie dans l'équipe. C'est normal, je mesure cinq pieds. J'ai un pied de moins que tout le monde. C'est sûr qu'à l'école, il y a personne qui me veut dans son équipe et je suis toujours la dernière. Sauf que ce que j'ai prouvé sur le terrain, c'est que oui, je suis plus petite que vous, exactement plus petite que vous, et c'est pour ça que je suis plus proche du plancher et je suis la première à attraper la balle avant vous, parce que si je me plie, le rebond, c'est moi qui l'ai en premier.
Emmanuelle [00:48:58] Je pense que tout le monde vous veut dans son équipe maintenant au Canada Kim Thúy! Alors vous avez un parcours qui est admirable à plus d'un titre. Et puis, après avoir été la voix des réfugiés, vous êtes maintenant la voix de ce que vous appelez les vulnérables. Alors vous parlez notamment des personnes en situation de vieillissement, mais aussi des personnes atteintes par l'autisme. Alors, je vais vous poser cette question parce que l'éducation, c'est vraiment ce qui me touche beaucoup. D'ailleurs, vous en parlez en tant que mère et en tant que fille, qui est un thème très, très fort dans votre livre la maternité, on n'a pas eu le temps d'en parler, mais il faudra qu'on refasse un podcast pour en parler parce que j'ai adoré ce thème de la maternité qui revient beaucoup avec la terre nourricière, etc. Donc, pour vous, comment est-ce que nous pouvons prendre mieux en compte en éducation cette vulnérabilité humaine?
Kim [00:50:00] C'est très facile...je pense, que la seule façon pour un humain d'apprendre de façon durable, c'est-à-dire que ça nous rentre vraiment dans la mémoire, c'est par le cœur. Ça ne peut pas être cérébral. Parce que le cérébral, on comprend, mais on ne ressent pas. Et la mémoire, je crois, ne se souvient que des émotions. Les données, les chiffres, un bilan financier, on se souviendra jamais des chiffres. Mais si je vous dis qu'il y a eu 20 % de croissance en vente de livre, pendant la pandémie, parce que les gens sont plus confinés à la maison donc ils lisent plus, le 20 % vient de rentrer. Et il va rester pour toujours. Et si je vous disais que le parfum L'air du temps de Nina Ricci est un des cinq parfums les plus vendus au monde et qui a été créé en 1948, vous allez peut-être oublier les chiffres. Mais si je vous disais que ah vous savez, ça me rappelle des années...J'ai reçu ce parfum d'une amie d'origine algérienne et donc, entre elle et moi, on a la colonisation française en commun et donc les deux ce parfum-là nous ramenait à nos grands-mères, à nos tantes. Là, vous ne pouvez plus l'oublier. J'ai pourri votre mémoire. Vous avez maintenant l'air du temps de Nina Ricci dans votre tête puis vous savez que c'est un des parfums les plus vendus au monde. Mais si je vous donnais juste la liste de tous les parfums avec le rang, jamais vous allez vous en souvenir.
Emmanuelle [00:51:48] C'est vrai, c'est un titre qui vous va bien.
Kim [00:51:52] Oui. Donc, je crois que pour la diversité ou pour...je ne me souviens plus.
Emmanuelle [00:51:59] La vulnérabilité.
Kim [00:52:02] La meilleure façon, c'est de le vivre et je vous donne un exemple. Mon fils est autiste et il est dans une classe pour autistes dans un coin un peu séparé des autres classes de l'école parce que la prof elle voulait qu'il n'y ait pas trop de bruit. Elle sait que ça dérangerait trop les jeunes. Et à un moment donné, il y avait un groupe de jeunes qui sortaient en même temps que le groupe d'élèves autistes. Et là, ça bousculait, ça parlait fort. Les autistes ont perdu un petit peu le contrôle parce que c'était trop pour eux. Et il y en un a là-dedans qui était...qui avait dit des choses un peu disgracieuses, je dirais, envers les élèves autistes. Et l'école a proposé de faire des retenues, de donner des retenues aux élèves qui avaient été discourtois. Et la prof de mon fils a proposé de faire le contraire. Pas de retenue. Elle a proposé que cet élève-là qui était le plus, qui était la plus virulente vienne dans la classe et passe une période, c'est à dire 50 minutes, je pense, dans la classe avec les élèves autistes. Et vous savez quoi? Elle en a redemandé. Et pas seulement ça, la preuve elle l'a entendu par la suite quand ce groupe-là sortait du gym et tout, il passait devant la classe des autistes, elle entendait cette file-là dire aux autres « Chut, parlez pas trop fort. Attendez-là, quand vous allez sortir du couloir, vous parlerez...» Donc, c'est elle qui faisait la police. C'est la meilleure éducation. Oui, parce que oui, on peut lire ah oui les autistes n'aiment pas les bruits, ah oui ils réagissent plus aux lumières, aux clignotants...On peut tout, mais on va tout oublier parce que la liste est trop longue. Mais une fois qu'on a été à l'intérieur, là, tout change quand ça vient du cœur.
Emmanuelle [00:54:22] Il n'y a de rencontre que par le cœur, c'est très beau. Vous en parlez d'ailleurs, vous en parlez dans votre livre du mot amour. Kim Thúy, il faut que je vous pose hélas ma dernière question. Ma dernière question vous avez...pour moi, vous avez l'air d'avoir accompli votre rêve, mais j'ai envie de vous poser la question que je pose souvent à mes invités. Qu'est-ce qui vous fait rêver aujourd'hui?
Kim [00:54:44] Tout! L'inconnu. J'espère que je connais pas encore mon prochain rêve. Si, si, je connais déjà mon prochain rêve. C'est juste un projet. J'ai juste à le réaliser...si je connais déjà le rêve. Donc j'espère que je vais rencontrer le rêve par le hasard des choses, par le cadeau des autres qui viennent et qui me disent Kim, comme l'autre jour que le recteur de l'Université de Montréal m'appelle mon Dieu jamais, je pensais que c'était impossible. Là il m'appelle puis il me propose un projet de rêve, mais de rêve, en même temps, j'avais jamais rêvé à ce projet. Je ne savais même pas que c'était possible que ça existait. Donc, j'espère que je vais toujours rencontrer des rêves encore inconnus de mon imaginaire, parce que mon imaginaire est limité. J'ai juste les connaissances que j'ai et donc si vous n'avez pas les connaissances, vous ne pouvez pas rêver plus loin, vous voyez. Donc il faut que ça vienne des autres les rêves. Moi, si ce sont mes rêves à moi, ils sont pas des rêves, ce sont des projets. Si ce ne sont pas des projets, ce ne sont plus des rêves c'est-à-dire que ça fonctionne pas, puis ça vaut pas la peine d'y penser. On rêve seulement quand on dort. Quand on se réveille, c'est un projet. C'est un plan. Qu'est-ce qu'on fait avec ça? Puis on essaye, si ça marche pas, on écarte ou après une semaine on dit oh bah finalement, ça ne fait pas rêver tant que ça! Bah c'est plus un rêve. Puis si c'est un rêve impossible, bah oublie ça là, il y a assez de rêves à réaliser que de projets à réaliser, que pourquoi perdre son temps sur un truc qu'on sait que c'est impossible, comme pour moi de devenir astronaute. Je rêve pas à ça là. Je suis rendue trop vieille pour être astronaute puis j'ai le vertige, puis j'ai pas la force, la forme physique, ni la force physique pour devenir astronaute. Donc, non alors bye tout de suite à ce rêve-là. Goodbye! Donc non, il n'y a pas de rêves pendant qu'on vit, il n'y a que des projets. Et oui, on peut rêver la nuit quand on dort, ça c'est vrai, on peut. Mais ça, on n'a aucun contrôle là-dessus. Et autrement, c'est ça les projets de rêve ou le prochain projet, ça vient d'ailleurs. Enfin, j'espère qu'on va continuer à m'en donner des rêves.
Emmanuelle [00:57:19] Merci, j'en suis certaine Kim Thúy. On a encore tellement de choses à discuter.
Kim [00:57:25] Mais oui, mais oui, c'est trop court!
Emmanuelle [00:57:27] Merci de nous avoir parlé de liberté et puis de liberté à travers, et là je vous cite « la fragilité d'un mot et la force de l'émerveillement ». Merci Kim Thúy, au plaisir!
Kim [00:57:41] Merci! Merci beaucoup!
Joey [00:57:45] Vous avez aimé cet épisode? Faites-nous part de vos commentaires sur les réseaux sociaux ou par courriel à crefo.oise@utoronto.ca