Positive Leadership

[FR] Inspirer la rigueur et la discipline (avec Thierry Marx)

May 22, 2024 Jean-Philippe Courtois Season 9 Episode 4
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[FR] Inspirer la rigueur et la discipline (avec Thierry Marx)
May 22, 2024 Season 9 Episode 4
Jean-Philippe Courtois

Les grands leaders font preuve preuve de curiosité, de créativité et de discipline.

Le pionnier de la gastronomie moléculaire Thierry Marx en est l'expression parfaite. Son parcours de pratiquant d'arts martiaux, de chef étoilé et son engagement social inspirent profondément son approche de la vie et du leadership.

Écoutez le podcast et pour en savoir plus sur les invités mentionnés dans l'épisode de cette semaine, cliquez ici:

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Show Notes Transcript

Les grands leaders font preuve preuve de curiosité, de créativité et de discipline.

Le pionnier de la gastronomie moléculaire Thierry Marx en est l'expression parfaite. Son parcours de pratiquant d'arts martiaux, de chef étoilé et son engagement social inspirent profondément son approche de la vie et du leadership.

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JEAN-PHILIPPE COURTOIS :  Bonjour et bienvenue dans cette nouvelle édition de notre podcast Positive Leadership, le podcast qui vous aide à progresser en tant que personne, dirigeant, et bien sûr aussi en tant que citoyen au sens le plus large du terme. 

 

THIERRY MARX : Quand on regarde tous les grands leaders qu'on a eus, ils ne sont pas devenus leaders parce qu'ils voulaient être connus, être célèbres, ils ne sont pas devenus leaders parce qu'ils voulaient être très riches, sinon ils seraient déjà morts. Ils sont devenus leaders parce qu'ils voulaient faire un truc pour les autres. Et les métiers d’hôtellerie et de restauration, vous travaillez pour les autres. Quand vous êtes dans d'autres métiers, finalement vous vous apercevez que vous êtes devenu un grand leader du monde de l’informatique ou un grand leader du monde du bâtiment parce que vous vouliez construire quelque chose pour les autres et ces les autres qui font de vous un leader.

 

JEAN-PHILIPPE COURTOIS :  Mon invité aujourd'hui, Thierry Marx, est l’un des chefs les plus renommés dans le monde si compétitif de la gastronomie française.

Pionnier de la cuisine moléculaire en France, il a reçu sa première étoile au Michelin en 1988 pour le restaurant Le Roc en Val à Tours. Depuis, il a reçu de nouvelles étoiles, et a ouvert une série de restaurants et de boulangeries à succès en France et au Japon. 

Le dernier en date étant le restaurant gastronomique engagé Onor, qui a ouvert ses portes au 258 rue du Faubourg Saint-Honoré, à Paris l'année dernière.

 

On pourrait penser qu'il s'agit là d'une réussite suffisante pour une seule personne, mais en fait Thierry Marx est allé bien plus loin. Il a utilisé sa plateforme aussi pour aider les autres en particulier ceux issus de milieux défavorisés. Il a fondé des écoles pour proposer une formation à ceux et celles qui n'ont pas de diplôme, il enseigne la cuisine en prison, il a créé des lieux où le sport se transforme en parcours pour l'emploi, c'est pour moi l'expression parfaite de sa philosophie de ce que doit être un leader positif. L'une des parties les plus intéressantes de notre conversation est la façon dont la pratique des arts martiaux de Thierry a influencé tous les aspects de sa vie et il est incroyable de l'entendre établir des parallèles entre la discipline et la rigueur d'un sport comme le judo et son travail en tant que chef et dirigeant. Ce que j'aime vraiment, c'est l'insistance de Thierry sur la curiosité. Et j'espère que vous serez aussi curieux d'en savoir plus sur sa vision fascinante du leadership.

Thierry, je te propose de démarrer avec ton enfance. Je crois que tu as grandi dans le quartier de Ménilmontant, dans le 20e arrondissement à Paris. 

Ton grand-père était émigré en France d'origine juive polonaise il y a quelques décennies. Et dans ce podcast, c'est vrai que je commence traditionnellement à parler un petit peu des racines, du parcours, de l'enfance.

Et je pense que c'est important, notamment dans ton ressenti et ton parcours culinaire. Je sais que tu as parlé de certaines de tes recettes, comme le flan parisien, ou par exemple, le pot-au-feu, qui ont peut-être, d’ailleurs, des racines personnelles. Alors, quelles sont ces saveurs, finalement, mais aussi ces traditions familiales, ces valeurs que tes parents, ta grand-mère, je crois…

Je sais que tu as parlé de certaines de tes recettes, comme le flan parisien ou pot-au-feu, qui ont, je crois, des racines assez personnelles. Alors, quelles sont ces saveurs, mais aussi ces traditions familiales et derrière ces traditions, ces valeurs que tes parents, ta grand-mère t'ont transmis depuis ton plus jeune âge? 

 

THIERRY MARX : Alors, cité en briques rouges, ce qu'on appelait les cités ouvrières du haut du 20e arrondissement. Ça, c'est très juste. Je suis né là. D'ailleurs, une cité très aromatique, parce que c'était la mode des cocottes minute et ça fumait sur les fenêtres. Ça sentait le poireau, pommes de terre dans toutes les cages d'escalier. 

Mon grand-père, bien évidemment, arrivé en France très jeune et devenu militaire avec la guerre de 14. Ma maman perd ses parents sous les bombardements de l'Exode. Et elle se retrouve orpheline. Et mon père, un garçon, né comme moi dans le 20e.

Voilà, donc une famille assez soudée, finalement, pas nombreuse, mais assez soudée. Et on va avoir un certain nombre de valeurs. Et les saveurs de l'enfance, c'était effectivement ces pots-au-feu qui duraient une semaine. C'est drôle, parce que ma grand-mère… 

 

JEAN-PHILIPPE COURTOIS : Une semaine ? 

 

THIERRY MARX : Oui, parce que ma grand-mère faisait les courses le dimanche et le pot-au-feu commençait en pot-au-feu, finissait en bouillon de temps en temps et le jeudi finissait en hachis parmentier. Donc, elle avait le sens de l'économie et de nourrir collectivement la famille. 

 

JEAN-PHILIPPE COURTOIS : Il n'y avait aucun… 

 

THIERRY MARX : Non, non, il n'y avait… 

 

JEAN-PHILIPPE COURTOIS : Aucun reste, comme on dit. 

 

THIERRY MARX : Non, il n'y avait aucun déchet. Il n'y avait que des coproduits. 

 

JEAN-PHILIPPE COURTOIS : Ce qui est formidable, parce que je pense que c'est une forme d'éthique de la consommation aussi qui s'est un peu perdue quand même. 

 

THIERRY MARX : Oui, et puis un grand-père engagé qui était au Parti communiste pendant longtemps, qui après quand même est devenu un petit artisan, donc un petit patron, mais qui avait été longtemps au Parti communiste avec des valeurs très, très ancrées sur le social et le monde ouvrier. Ma grand-mère, beaucoup plus rurale, donc ce qu'il y a dans la soupe, ça ne se gâche pas. 

 

JEAN-PHILIPPE COURTOIS : Alors je crois qu'à l'époque, tu as fait partie d'une bande, m’a-t-on dit, enfin, tu en as parlé, la bande de cinq copains, la bande du Borrégo, je crois. 

 

THIERRY MARX : Oui, la bande de la rue du Borrégo. 

 

JEAN-PHILIPPE COURTOIS : Alors, c'est quoi le Borrégo ? C'est où ? Ça existe encore ? 

 

THIERRY MARX : La rue du Borrégo, c'était une petite rue dans laquelle il y avait un terrain vague où il n'y avait rien de construit à l'époque. C'était la caserne des pompiers qu'on appelle la caserne Saint-Fargeau. Et on traînait là. Alors, il y avait des carcasses de voitures et c'était notre vie. Alors, il fallait escalader, ce qui était un peu héroïque. 

 

JEAN-PHILIPPE COURTOIS :  Dangereux quand même. 

 

THIERRY MARX : Oui, oui. Quand on avait 12 ans, ça paraissait un peu dangereux. Et ceux qui arrivaient à escalader ces murs, ces palissades, parce que c'était un chantier interdit, eh bien devenaient un peu la bande de la rue du Borrégo. Hélas, il y a quelques mois, on s'aperçoit qu'on est les deux survivants de cette bande de la rue du Borrégo. Deux survivants. Parce que c'est une bande qui a traversé les méandres des années 80, avec tout ce qui allait… L'arrivée pour certains de la délinquance, pour d'autres de la toxicomanie, pour d'autres, une pathologie liée au VIH. Et donc, une disparition. Et un jour, on s'appelle avec un copain et il me dit, tu sais, on est les deux seuls survivants. On va essayer de boire un coup une fois par mois ensemble. 

 

JEAN-PHILIPPE COURTOIS : Et donc, tu continues à boire ce coup… 

 

THIERRY MARX : On va au Café Charbon, en bas de la rue Ménilmontant, au début de la rue Oberkampf. Et on boit un coup ensemble. 

 

JEAN-PHILIPPE COURTOIS : Et tu étais chef de bande ? 

 

THIERRY MARX : Je n'étais pas chef de bande. J'étais un peu… Je ne sais pas. J'avais l'impression d'avoir une certaine attractivité, mais comme ça ne se jouait pas autour de tête, mais autour de bras, j'avais un petit d’avantage là-dessus à ce moment-là. Et voilà ! Donc, on était un peu héroïques de temps en temps. Pas toujours, quand même. Heureusement qu'on était en bande pour être héroïques. Mais quand même, oui, on faisait… Je menais un peu le train, quoi. Je donnais l'entrain. 

 

JEAN-PHILIPPE COURTOIS : Tu donnais le “la” un petit peu. Est-ce qu'un jour, tu as eu peur de mal tourner, finalement ou pas, ou tu n'en avais pas conscience, tout simplement ? 

 

THIERRY MARX : Alors, d'abord, mal tourner, on n'en a jamais conscience. Moi, ce dont j'ai eu conscience très tôt, c'est que je n'autorisais personne à me priver de liberté. Et immédiatement, quand j'ai vu certains de mes copains tomber dans la délinquance, être incarcérés, pour certains, et que de les savoir 18, 24 mois, incarcérés dans des conditions qui sont toujours pénibles, quel que soit le mode d'incarcération, je me disais, non, personne ne me privera de cette liberté. C'est moi, je fais mes choix. Donc, la délinquance, ce n'est pas pour moi. Mais la délinquance peut arriver par surprise, au cours d'une rixe ou quelque chose comme ça, et vous vous retrouvez dans cette… Donc, j'ai vite compris que la vie, c'était entre l'ordre et le désordre. Et dès lors qu'on avait un projet, on marchait plutôt droit vers son projet. Et je crois que, de façon presque de survie, j'ai cru à ce modèle. 

 

JEAN-PHILIPPE COURTOIS : Très rapidement, finalement. 

 

THIERRY MARX : Oui, j'ai cru à ce modèle du projet qui me faisait regarder droit. Et surtout, un modèle que je défends, aujourd'hui, que je n'aurais pas été en capacité d'analyser, mais que je dois sûrement à mes racines de ne pas me croire assigné à quelque chose, assigné à un quartier, assigné à une extraction sociale, en disant, ça, c'est pour toi, et toi, tu n'as pas le droit à autre chose. 

 

JEAN-PHILIPPE COURTOIS : Tu n'as pas le droit de choisir. 

 

THIERRY MARX : Ma rébellion, elle était là. Moi, je pense avoir le droit à autre chose que le fait de me sentir assigné à un quartier ou à une extraction sociale. 

 

JEAN-PHILIPPE COURTOIS : Tu ne t'es jamais autocensuré, et autour de toi, ta famille ou tes parents non plus ne t'ont pas enfermé en disant, de toute façon, ce sera… 

 

THIERRY MARX : Non, non, moi, je viens d'une famille où un garçon, ça ne pleure pas, et un garçon, c'est autonome très vite. Voilà, ma maman, elle ne se posait pas 50 000 questions, et la première des choses qu'elle m'ait apprises, c’est détrompe-toi, ce n'est pas de la faute des autres. 

 

JEAN-PHILIPPE COURTOIS : C'est toi qui es en charge. 

 

THIERRY MARX : Oui, oui, j’étais en charge. Moi, je me souviens de mes 6-10 ans, où j'ai commencé à apprendre à traverser les rues tout seul, à aller tout seul à l'école, avec un guide, d'abord, qui était mon grand-père, puis ensuite, ce guide s'effaçait, et il fallait apprendre. Un garçon, c'était autonome très vite. 

 

JEAN-PHILIPPE COURTOIS : C'était responsable très, très vite. 

 

THIERRY MARX : Alors, je ne sais pas si c'est bien ou mal, mais c'était notre méthode du faire pour apprendre qui était déjà ancrée en moi. 

 

JEAN-PHILIPPE COURTOIS : Alors, Thierry, tu parles souvent… Je t'ai entendu parler d'un terme qui est repris à différents moments, de verticalité, une forme d'ancrage profond, j'ai l'impression, de ton corps, bien debout, face à tes défis, face à tes opportunités. Est-ce que cette verticalité, c'est un regard différent sur le monde, ou c'est simplement une posture de vie, une posture de ta vie, quoi, finalement ? 

 

THIERRY MARX : Non, c'est une posture de vie. Alors, j'ai l'air de faire le malin, comme ça, mais c'est une posture que j'entretiens au quotidien. C'est-à-dire que tout le monde me dit, « Vous pratiquez les arts martiaux, vous faites ci, vous faites ça. » Oui, mais justement parce que ça m'entraîne à garder cette verticalité, le regard au-dessus de la ligne d'horizon, et de ne pas considérer qu'il faut se coucher pour rien. Vraiment, j'ai gardé ça dans l'esprit de la boxe, dans l'esprit du judo, de dire, on n'a pas à s'étaler pour rien, on n'a pas à se coucher pour rien. Il faut regarder un petit peu droit devant soi et être dans cette verticalité, la rectitude de nos choix. Et de fait, d'assumer nos choix. Et vraiment, ça me guide encore de se dire, non, il faut une verticalité sinon, on est à tourner en rond un peu comme un hamster, et on se dit, finalement, les autres ont peut-être raison, mais c'est peut-être moi qui dois m'effacer, etc. Et finalement, vous rognez sur votre caractère. On passe à côté. 

 

JEAN-PHILIPPE COURTOIS : Comme Thierry, plusieurs dirigeants connus dans le monde des affaires ou de la politique parlent des arts martiaux comme le sport qui leur permet de garder les pieds sur terre et de rester totalement concentrés. Mark Zuckerberg s'est mis par exemple au jujitsu pendant le confinement de la Covid-19 et il a même d'ailleurs gagné quelques prix. Les arts martiaux sont très intéressants pour les dirigeants du secteur technologique, car ils combinent la complexité, le côté physique, stratégique et la résolution de problèmes dans une situation très dynamique.

 

THIERRY MARX : Donc, cet apprentissage-là, ça m'a donné, je crois, le moteur essentiel pour la vie, c'est la confiance en soi. Autant je n'avais pas confiance en moi à l'école, dans le apprendre pour faire, que le faire pour apprendre, je me sentais très à l'aise avec ça. 

 

JEAN-PHILIPPE COURTOIS : Alors, j'ai eu récemment le plaisir d'accueillir Bertrand Piccard, que tu connais peut-être, sur mon podcast. Bertrand, comme tu sais, lui, s'élève sur des ballons, notamment, des avions, sur des tours du monde assez improbables, incroyables. Et il aime à changer d'altitude en lâchant du lest, Bertrand, tout en gardant le cap sur sa destination. Ma question, c'est de dire, c'est une autre forme de verticalité, finalement. Lui, il s'élève dans le ciel, mais surtout, j'ai beaucoup aimé la discussion qu'on a eu avec lui sur la manière dont il parlait de lâcher du lest. Lâcher du lest dans sa vie, parce qu'il y a des moments où il se passe des choses, où ça peut être très pesant, très dur, et puis surtout, il faut réagir aussi très vite. Comment tu lâches du lest, toi, en fait, dans ta vie ? 

 

THIERRY MARX : Je pars d'un principe assez simple, qu'il y a une nature qui est là, présente, et que la vie n'est pas un long fleuve tranquille. Donc, dans cette verticalité, j'ai intégré que l'adaptabilité était la règle. Donc, sans adaptabilité, sans… Eh bien, rien ne peut… Au contraire, on va se heurter, et puis, un jour, on va se cogner durement, et on risque de chuter définitivement. C'est pour ça que j'aime toujours cette métaphore de la libellule, parce qu'une libellule, finalement, ça va à droite, ça va à gauche, ça monte, ça descend, ça cherche un angle, un axe cognitif pour résoudre un problème, mais mécaniquement, ça ne recule pas. Mais l'adaptabilité est la règle. Le symbole des samouraïs, c'était Tomoe, comme on dit, la libellule, parce que c’est un insecte qui a ce souci de l'adaptabilité et une capacité à réagir extrêmement vite, mais en regardant droit devant. 

 

JEAN-PHILIPPE COURTOIS : Toujours droit devant. 

 

THIERRY MARX : Et je crois que c'est ça, c'est l'adaptabilité, lâcher du lest. Oui, on lâche du lest par moment, on se décale d'un pas, un pas à gauche, un pas à droite, mais on continue à avoir en ligne de mire… On regarde au-dessus de la ligne d'horizon. 

 

JEAN-PHILIPPE COURTOIS : Tout en regardant la ligne d'horizon, est-ce que tu as des moments, justement, de grands défis, de grandes difficultés, voire de grandes souffrances où tu dois lâcher ton naturel, ta tension intérieure, peut-être, pour te ressourcer ?

 

THIERRY MARX : Oui, alors là, quand l'anxiété me gagne, je suis comme tout le monde, quand je parle des moments d'anxiété, de doutes profonds, je n'ai pas 50 000 astuces, c'est la méditation, le silence et la nature. Et d'aller vivre un petit peu à l'écart de tout le monde, 3, 4 jours, 5 jours, un peu en ermite pendant quelques jours, et je reviens galvanisé, en ayant l'impression que, finalement, je m'étais fait un monde pour rien. Surtout que je provoque les choses, j'ai ce défaut de me dire, oh là là, ça fait 7 ans, t'es dans une zone de confort, t'es dans une bonne boîte, ça marche bien, il faut passer à autre chose. Et je le sais, je le vis, je me dis, t'aurais peut-être pas dû, c'était quand même très confortable, t'avais un très bon salaire, mais en même temps, je sais que c'est ma planche de salut pour aller plus loin, pour me réinventer, pour rester dynamique, pour garder cette notion du projet qui vous fait aller jusqu'au bout, jusqu'au jour où vous soufflez la veilleuse, mais finalement, c'est pas la mort qui vous fait peur, c'est simplement le fait de ne pas avoir rempli suffisamment bien la vie. Donc, moi, je pars de ce principe-là. Alors, des moments d'anxiété, j'en ai. La méditation est une réponse, mais la méditation en milieu très naturel, comme la forêt, comme la montagne, comme les grands espaces, oui, là, ça me ressource complètement. 

 

JEAN-PHILIPPE COURTOIS : En marchant, tout simplement, en te posant quelque part. 

 

THIERRY MARX : En marchant, trek, escalade, méditation, lien avec la nature. 

 

JEAN-PHILIPPE COURTOIS : Reconnecter avec la nature, tout simplement. 

 

THIERRY MARX : Mais on oublie toujours cette temporalité en trois temps, chronos, kairos, la décision, et Aiôn, la nature des choses. Et finalement, c'est trois en un qu'on ne devrait jamais oublier. 

 

JEAN-PHILIPPE COURTOIS : Qu’on ne devrait jamais perdre de vue dans sa vie. 

J'aimerais qu'on revienne un petit peu au sport, peut-être me parler, justement, de tes premiers pas. Je crois que c'était au judo, d'abord. Tu parlais du judo de Champigny, si je ne me trompe pas. 

 

THIERRY MARX : Exactement. 

 

JEAN-PHILIPPE COURTOIS : Et donc, qu'est-ce que ça t'a appris, finalement, le judo et tes premiers souvenirs, peut-être de combat ou de pratique et de ceinture ? 

 

THIERRY MARX : Les premiers combats, c'était plutôt un échec et je prenais beaucoup de coups et j'allais beaucoup par terre et j'ai fini par me dire, non, ce n'est pas fait pour moi. La boxe, j'ai pris beaucoup de coups aussi et ce n'est pas fait pour moi. Puis finalement, la chance d'avoir croisé un monsieur Rodriguez, qui était le papa de Lucien Rodriguez et puis d'avoir rencontré Gilles Cattaneo au judo club de Champigny qui m'ont dit, non, non, il faut persévérer. Et puis, immédiatement, l'enfant que j'étais a compris quelque chose d'essentiel que je n'aurais pas su expliquer à mon âge, à l'âge auquel je m’en suis rendu compte. C'est de se dire, je suis nul à l'école, je ne sais pas apprendre pour faire, mais faire pour apprendre, je comprends. Donc, je regarde le maître, le sensei, l'enseignant, j'essaye de recopier ses gestes, de faire mieux que lui, d'essayer de faire absolument mieux que lui et finalement, j'apprends, je perçois les choses et je m'améliore. Et du coup, ça m'a donné ce que j'ai évoqué, cette confiance en moi qui m'a permis d'affronter la vie courageusement. C'est-à-dire de ne pas rester dans l'univers de la cage d'escalier dans laquelle j'étais en me disant, qui c'est le caïd de la cage d'escalier, mais en me disant, non, je vais me confronter à d'autres, sportivement, et cette confiance que ça m'a donné, eh bien, évidemment, ça m'a ouvert tout un tas de portes pour l'apprentissage d'autres choses. Simplement parce que j'avais compris qu'il y avait deux façons d'apprendre. Une dans laquelle je n'adhérais pas du tout, c'était apprendre pour faire, mais que faire pour apprendre, alors là, je voulais bien être de service régulièrement. Et immédiatement, dès lors qu'on sent que dans cette observation, vous savez, au Japon, on dit “shuhari, » souvent on dit, observe et tais-toi, apprends et comprends, ensuite tu pourras innover. Mais ce que j'ai appris dans le milieu des arts martiaux, c'est de se taire, souvent. On veut toujours des grands managers qui prennent la parole et la prise de parole, et si et ça, mais si on apprenait un peu plus à se taire et à écouter, ce serait quand même plus efficace dans l'apprentissage. 

 

JEAN-PHILIPPE COURTOIS : C'est d'ailleurs l'un des grands pouvoirs du leadership positif, du leader en tant que coach qui est là pour écouter la plus grande partie du temps, pour aller au fond des choses et comprendre vraiment le vrai problème qu'on veut traiter.

 

THIERRY MARX : Le leadership positif, c'est intéressant, mais on ne peut pas imaginer un leader qui ne serait pas positif. On ne suit pas les gens positifs et négatifs…

 

JEAN-PHILIPPE COURTOIS : Je te rejoins, mais malheureusement, je pense qu'il y a encore du travail à faire. 

 

THIERRY MARX : Oui, parce qu'on a fait le mot leader qui a été un peu dévoyé, qu'on a tartiné dans toutes les grandes écoles de commerce. Et on se dit, le leader, c'est d'abord quelqu'un qui peut être vertical et qui a un projet. 

 

JEAN-PHILIPPE COURTOIS : 

J'aimerais qu'on continue, Thierry, sur cette pratique en faisant pour apprendre. Tu me disais, finalement, je regardais le maître, que ce soit en judo, que ce soit en karaté ou boxe, par exemple, et je répliquais ces mouvements, finalement, une forme de cognition musculaire qui se fait après avec son corps, avec ses bras, avec le reste. Et je pense, j'ai l'impression qu'en termes de cuisine, il s'est passé peut-être un peu la même chose, mais qu'auparavant, tu as eu ce passage, je sais, tu te présentes d'ailleurs souvent comme un artisan cuisinier entrepreneur et pas un chef, même si tu es un chef. Et plus jeune, tu as fait partie des compagnons du devoir. J'aimerais que tu parles de ça, parce que c'est assez peu connu, de cette institution incroyable, je crois, qui a plus de 900 ans d'âge dans le pays. Et qu'est-ce que tu y as appris et en quoi ça a été peut-être extrêmement fondateur ? 

 

THIERRY MARX : C'est un monde extrêmement intéressant. Je suis arrivé avec mes difficultés scolaires, on m'a dit, mais ça ne nous intéresse pas. Nous, ici, on est dans le faire pour apprendre. Et immédiatement, j'ai compris que mes difficultés allaient s'effacer face à la réalité du terrain. Donc, diviser une recette, il fallait que je réapprenne les divisions, les multiplications, etc. Donc, c'est très intéressant. Et surtout, il y avait un mode assez ésotérique quand même, de fonctionnement qui faisait qu'on ne prenait pas la parole pour ne rien dire, qu'il fallait demander l'autorisation de prendre la parole, qu'il y avait des cours permanents et surtout, des grands personnages et des grandes phrases qui me servent encore aujourd'hui. 

Je me souviens d'un compagnon charpentier qui m'avait dit : « C'est pas ton patron qui protège ton emploi, c'est ta curiosité. Plus tu seras curieux, plus tu seras instruit, plus tu seras un homme libre ». Et ça, vraiment, je le garde encore chevillé au corps, parce que c'est un grand modèle des compagnons du devoir qui ont su émanciper les plus fragiles de la société, ce qu'on appelle le monde prolétarien, pour les élever à ouvriers d'élite. Et donc, indispensable pour la société. 

 

JEAN-PHILIPPE COURTOIS : C'était vraiment l'élite, effectivement. 

 

THIERRY MARX : Bien sûr, et ça l'est toujours. Et ouvriers d’élite et en même temps, en mettant à mal, finalement, tout un système économique qui était la monarchie d'une époque ou le début de république d'une époque. Donc ça, c'était intéressant et effectivement, les compagnons du devoir m'ont enrichi là-dedans l'idée que salaire honnête ou repos, du premier naît l'harmonie, du second naît l'anarchie. Bien payer les gens, parce qu'ils font un bon travail et un travail durable. On l'a vu d'ailleurs avec le symbole de Notre-Dame de Paris. Donc 900 ans, c'était important. Donc, les compagnons du devoir, pour moi, un passage important. Un passage dans lequel je suis toujours, parce qu'on ne quitte cette famille qu’à sa mort. Mais vraiment, c'est un apprentissage d'homme extrêmement fort parce que, justement, il y a ce côté confiance en soi, ouvrier d'élite et surtout l'apprentissage essentiel de la critique. C'est ça qui est intéressant chez les compagnons du devoir, il n'y a jamais de compliment. Vous avez trois épreuves, trois grandes épreuves à passer pour devenir aspirant, compagnon, compagnon fini. Donc il faut faire ce qu'on appelle un chef-d’œuvre. Et vous êtes obligé de vous dépasser. Mais le jour de cette critique, il n'y aura pas de compliment. C'est formidable. Moi, je vais vous donner ma première critique. J'étais jeune aspirant pâtissier et je fais un gâteau et je m'efforce de passer plusieurs heures à faire une jolie cage à oiseaux en sucre avec un petit oiseau à l'intérieur. Globalement pas terrible, mais pour mon niveau de compétence, ça me paraissait être quelque chose de très fort. Je dépose le gâteau sur la pièce pour qu'elle soit critiquée et il y a un ancien qui dit : « C'est très joli ». Et puis tout d'un coup, il enlève cette cage à oiseaux en sucre et il dit : « Mais on va parler pâtisserie, parce qu'on n'est pas décorateurs ». Le biscuit, il n'est pas droit, la crème… Répondez à ce qu'on vous demande. On veut juste mesurer ça. Et on revient aux fondamentaux. Et ça, vous avez parlé de l'esprit des arts martiaux. Eh bien, on a toujours ça dans les arts martiaux. Et je trouve que la similitude entre les deux dans la construction d'un homme, entre l'apprentissage d'être un ouvrier d'élite et l'apprentissage de l'art martial, eh bien d'abord, un, c'est durable, il va falloir le remettre en question tout le temps et toujours à l'échelle de la curiosité, plus de connaissances, plus de compréhension pour être de plus en plus libre finalement de s'émanciper. 

 

JEAN-PHILIPPE COURTOIS : Ce qui est intéressant dans ce que tu dis, c'est que finalement il y a eu beaucoup de travail de recherche comme tu sais, éducatif sur le rôle des critiques, des feedbacks dits négatifs et au contraire des encouragements et des feedbacks dits positifs qui aident à faire grandir les personnes. Et donc quelque part, là, ce que tu dis, il faut le replacer probablement dans le contexte de ces ouvriers d'élite aussi, parce que c'est quelque chose d'assez exceptionnel, j'ai l'impression. La règle du jeu a été et est peut-être toujours, je ne sais pas aujourd'hui si en 2023 c'est toujours le même mode opérationnel et je te poserai la même question sur tes propres écoles, est-ce que tu procèdes de la même manière, c'est-à-dire il y a le moment de la critique qui va aider à faire grandir ou est-ce que tu l'accompagnes aussi de feedbacks positifs de renforcement d'un certain nombre de choses qui se passent qui sont positifs. 

 

THIERRY MARX : Il y a une ambiguïté dans ce que tu es en train de dire. Pour moi, la critique n'est pas un feedback négatif, c'est un feedback qui va faire réfléchir à autre chose, à autrement, à améliorer. Le feedback négatif, c'est la critique de gens qui ont déjà la frustration de ne jamais avoir fait quelque chose eux-mêmes et de par cette frustration vont considérer qu'ils peuvent avoir autorité pour vous critiquer. Ça, c'est la vie normale du monde des artistes, du monde des critiques gastronomiques et tout. Il faut leur laisser ça, ils ne font pas, ils critiquent, ils sont sur la touche. Là, c'est pas la même chose. Là, ce qui se passe, c'est que dans cette interrogation, la critique, elle va être basée sur quoi ? Pourquoi vous avez fait comme ça et vous n'avez pas choisi cette autre…

 

JEAN-PHILIPPE COURTOIS : Cette autre option, cette autre voie ? 

 

THIERRY MARX : Elle là, vous vous mettez à…

 

JEAN-PHILIPPE COURTOIS : À réfléchir. 

 

THIERRY MARX : À réfléchir sur pourquoi vous n'avez pas choisi cette option. Est-ce que vous avez la réponse ou est-ce que vous ne l'avez pas ? Si vous ne l'avez pas, la prochaine fois que vous serez dans un atelier ou dans un laboratoire de pâtisserie ou de cuisine, vous allez aller chercher cette explication-là parce que vous voudriez avoir la réponse. Encore une fois, ça, c'est basé sur la curiosité qui fera de vous un homme libre au sens large du terme en tant qu'homme, homme ou femme. Et c'est ça qui est intéressant, c'est de creuser quoi ? L'esprit critique. Construire son esprit critique. Vous voyez, cette société aujourd'hui elle se refuse à ça et moi quand je défends l'idée de refaire des mangeurs et plus des consommateurs, c'est pour qu'ils aient un esprit critique. 

 

JEAN-PHILIPPE COURTOIS : Qu’ils aient un esprit critique, oui. 

Je voudrais juste revenir sur ce que dit Thierry. Lorsqu'on apprend les arts martiaux, ou bien même en devenant un ouvrier d'élite, on a besoin d'un feedback continu. Mais l'objectif de cette critique est l'amélioration permanente de vos gestes. Et ce rôle entre l'apprenti et finalement son maître est essentiel. Il est d'abord fondé sur un profond respect du savoir, de l'expertise, et ça devient une relation très constructive. Une relation qui va stimuler votre curiosité, votre désir de vous améliorer. Et c'est cette approche de la critique, qu'il s'agisse de la donner ou de la recevoir, qui est restée aujourd'hui dans l'esprit de Thierry et qu'il incarne dans son propre style de management.

J'aimerais que tu nous parles de quelques-unes des rencontres, mais une en particulier avec un grand chef, Bernard Loiseau, je crois, assez tôt dans ta vie. Et comment ça s'est passé, cette rencontre? Est-ce que c'était une chance pure que tu as provoquée ou est-ce que c'était le début d'une vocation qui, en latin, je rappelle, veut dire un appel quasi spirituel, une vocation ?

 

THIERRY MARX : Je crois qu'il s'est passé quelque chose comme ça. J'exagère peut-être, mais je passe mon CAP en candidat libre à l'école Belliard à Paris. Il y a un chef qui s'appelait Monsieur Genoux à l'époque qui me dit, tu sais les diplômes c'est bien, mais c'est le fait d'être adoubé par quelqu'un, d'avoir un chef qui serait un peu un chef mentor, un chef qui validera ton certificat de travail. Donc, moi, je ne connais personne. Je me dis, tiens, on parle beaucoup d'un chef. Ah, il est en province. Je ne connais pas ce lieu. Je me rends à ce lieu. Je me présente. Il y avait un monsieur qui s'appelait Georges Prallus qui était avec moi et je demande au chef Bernard s'il cherche un commis. Il me dit non. Il regarde le CV. Le CV est vide. Je sors de quelques années en dehors complètement du monde de l'alimentation, mais il me dit vous allez déjeuner ici. Je lui dis, non, mais je n'ai pas le budget. Il me dit, non, mais je vous invite avec mon ami Georges Prallus. Le chef Bernard était un monsieur solaire et il me raconte son apprentissage, son projet de racheter l'auberge d'Alexandre Dumaine qui était une star déjà à son époque… Une grande auberge, qu’il aurait trois étoiles, tout et sa cuisine, les plats comment il les concevait, comment il les construisait comment il dérangeait des cercles déjà établis par une vieille cuisine quand il parlait de la cuisine à l'eau et tout ça. Je me dis, si je fais ce métier, je le fais comme ça. Et je rentre à Paris. Je me présente dans deux maisons. Une maison me dit, non on n'a besoin de personne, mais allez chez Taillevent, peut-être qu'ils recrutent. J'arrive. Je rencontre le chef Claude Deligne et le chef Claude Deligne me dit… Je lui dis, vous ne cherchez pas un commis ? Si je cherche un commis, vous arrivez d'où ? Et j’ai dis, de chez Bernard Loiseau. Or Bernard Loiseau m'avait juste invité à déjeuner. Et à l'époque…

 

JEAN-PHILIPPE COURTOIS : C'était culotté. 

 

THIERRY MARX : Oui et puis de toute façon l'espérance de la durée dans une maison se faisait en trois services. Vous n'êtes pas à la hauteur, vous partez. Et j'ai travaillé beaucoup pour essayer d'avoir l'honneur de travailler dans un trois étoiles, ce qui a été le cas. Et après le chef me considérait trop vieux, il avait raison. Il m'a dit voilà je peux vous aider, je vais vous faire rencontrer d'autres chefs si vous voulez, vous pouvez rebouger un petit peu. Et j'ai mis cinq noms sur un papier et il m'a fait travailler chez d'autres chefs connus et reconnus. Mais le premier, c'était la luminosité du chef Bernard Loiseau, de ce lieu. Et chaque fois que je rencontre Madame Loiseau, on se croise en général dans un aéroport pour des raisons diverses et variées, et professionnelles et on discute de ça. Ça n'a pas été un mentor, mais cet homme m'a marqué parce qu'il avait une telle détermination. 

 

JEAN-PHILIPPE COURTOIS : D'inspiration aussi. 

 

THIERRY MARX : Oui, une détermination, d'inspiration, inspiré par son terroir, inspiré par les produits, inspiré par la gastronomie. Et leader jusqu'au bout, peut-être trop d'ailleurs, on pourrait l'évoquer, mais… Il est allé jusqu'au bout de ses convictions. Et ça, c'est remarquable, les gens qui vont au bout de leurs convictions. Moi, j'ai toujours un profond respect pour ça. 

 

JEAN-PHILIPPE COURTOIS : Oui, et puis ils vivent dans leur liberté la plus profonde. 

 

THIERRY MARX : Exactement. 

 

JEAN-PHILIPPE COURTOIS : Qui assument leur liberté jusqu'au bout. J'aimerais qu'on revienne un petit peu justement sur, je dirais, cet apprentissage, ces pratiques. Et tu as souvent comparé un petit peu les katas des arts martiaux aux, j'allais dire, aux katas de la cuisine. Alors, quels sont ces katas pour partager un peu avec nos auditeurs. Voilà, aujourd'hui, peut-être par rapport à ce que tu faisais il y a quelques années, qui sont pour toi des fondamentaux essentiels dans l'apprentissage de ce métier. 

 

THIERRY MARX : Le kata, c'est l'apprentissage d'un geste précisément. Donc, que ce soit en judo, en karaté, ce que vous voulez, mais c'est vraiment cet apprentissage. Donc, c'est codifié et c'est ça. Mais ils ont une histoire. Ils ont un sens. Ils vont améliorer la connaissance du mouvement. En cuisine, c'est à peu près la même chose. C'est-à-dire que vous pourriez dire, la cuisine, c'est outiller de différents matériels pour pouvoir réaliser aussi bien que l'humain… Quelque chose. 

Ben non, la cuisine, c'est la maîtrise du geste. Coupe juste, goût juste, gestion du plan de travail. J'explique coupe juste. Une tarte aux pommes, c'est tout bête. Une tarte aux pommes, je vais émincer les pommes. Il y en a une qui est trop épaisse et une qui est trop fine et il y en a une qui aura le goût de carton, celle qui est trop fine. Et une très acide qui est trop épaisse. Donc, le goût est modifié. Le plaisir ne sera pas là. Donc, maîtrise du geste. Coupe juste, goût juste. Maîtrise du feu. Au gradient montant ou au gradient descendant. Cette maîtrise du feu, elle doit être absolument maîtrisée pour avoir la pointe cuisson extrêmement juste. Et la maîtrise du temps. Ce qui fait de vous, soit un cuisinier amateur, soit un cuisinier professionnel. Et puis le temps, la saisonnalité. Une fois que vous avez ces trois principes de base que vous devez réviser très régulièrement…

 

JEAN-PHILIPPE COURTOIS : En permanence. 

 

THIERRY MARX : Vous pouvez jouer avec la palette ensuite qui sont les quatre grandes cuissons des œufs, les quatre grandes cuissons des poissons, les quatre grandes cuissons des viandes, les quatre grandes cuissons des légumes. Et puis après, tous les accords, ce qu'on appelle les food pairing comme disent les Anglais. Ce qui va faire que vous allez avoir une cuisine d'auteur. Et ça, pour arriver à une finalité qui se veut très spirituelle, finalement, qui est de donner de la mémoire à de l'éphémère. Et donc, si vous ne vous entraînez pas sur ces katas… Moi, je lève au moins du poisson une fois par semaine à la japonaise et à la française. Et pour les légumes, c'est pareil. Tout le monde pense que je suis très éloigné des fourneaux. Une fois par semaine, je suis au fourneau et je révise ces bases-là. Parce que quand j'arrive dans mes écoles, on m'attend là-dessus. On m'attend là-dessus parce que ces gamins, je leur dis non, non. On va apprendre les bases. Geste, feu, temps et les quatre grandes cuissons. Point. Après, vous vous débrouillez tout seul. 

 

JEAN-PHILIPPE COURTOIS : Donc, c'est vraiment des fondamentaux qui sont aujourd'hui dans tes écoles. 

 

THIERRY MARX : Bien sûr. Parce que moi, j'ai des personnes qui sont éloignées de l'emploi. Très éloignées de l'emploi, en grande précarité. Ou des personnes qui ont des accidents de parcours des fois un petit peu complexes. 

 

JEAN-PHILIPPE COURTOIS : Oui. Non, j'aime énormément cette… Ce n'est pas cette analogie. Cette construction et cette répétition extrêmement rigoureuse de ces fondamentaux pour ensuite se permettre de la variété, de l'innovation et aller composer peut-être une partition. 

 

THIERRY MARX : Nous, on a un acronyme qui répond à ça dans nos écoles. On dit RER. On vient tous des quartiers. On a tous pris le RER. Il ne marchait pas trop bien. Mais celui-là, il fonctionne bien. 

 

JEAN-PHILIPPE COURTOIS : Qu'est-ce que ça veut dire le RER ? 

 

THIERRY MARX : Parce que RER, c'est rigueur, engagement, régularité. Dans rigueur, engagement, régularité, on va se dire que rigueur, c'est mon projet. Ce n'est pas le projet du voisin. Donc, si j'ai rigueur, si c'est la cuisine qui m'intéresse, la pâtisserie, la boulangerie, peu importe, que sais-je, le sport, rigueur. Rigueur, je vais m'y tenir. Et regardez, quand je fais ça, je suis vertical. Je me tiens. Engagement, il faut lâcher la main du passé. Là, on peut vous aider à lâcher la main du passé. Au jour le jour, essayer de lâcher la main du passé. Régularité, on va se dire que pendant 12 semaines, pas d'absence, pas de retard. 

 

JEAN-PHILIPPE COURTOIS : On est là à l'heure. 

 

THIERRY MARX : Est-ce que vous êtes d'accord avec ça ? Et d'ailleurs, on dit toujours 12 semaines, il ne faut pas dire 3 mois. Certains, 3 mois, c'est long. 12 semaines, c'est quoi ? Et on amène ça à des personnes qui ont été des fois très éloignées de l'emploi. Et elles nous disent tous, non, mais 12 semaines, je vais tenir.

 

JEAN-PHILIPPE COURTOIS : Et elles tiennent ?

 

THIERRY MARX : Et elles tiennent. Nous, on a 92 % de retour dans un projet métier. 

 

JEAN-PHILIPPE COURTOIS : C'est superbe. 

 

THIERRY MARX : C'est un taux d'inclusion fort qui ne s'est jamais démenti. Maintenant, on en avait aussi qui ne tenaient pas. Et on a fait une prépa. On a copié les grandes écoles. On s’est dit, on va faire une prépa.

 

JEAN-PHILIPPE COURTOIS : Il y a un sas d'entrée. 

 

THIERRY MARX : Oui, parce que certains avaient une difficulté d'accessibilité à la liberté. Pour certains. D'autres, une difficulté d'accessibilité à la langue française ou à l'arithmétique. Et puis à la non-connaissance aussi de notre République française. Comment fonctionne ce pays ? Pourquoi je suis là ? Pourquoi je dors dans la rue ? Et donc, il faut reposer un cadre. Et expliquer que finalement, cette République, il faut la respecter, parce qu'elle peut être protectrice. Mais il faut la respecter. Mais si je ne la comprends pas dans ses modes de loi, je ne vais pas la respecter. Donc, moi, j'ai l'impression qu'elle ne me respecte pas. Donc, on travaille aussi là-dessus sur les prépas à Cuisine mode d'emploi ou à Boulangerie mode d'emploi. Mais c'est 92 % de retour dans un projet métier. Je dis bien dans un projet métier qui n'a rien à voir avec l'emploi. Parce que trop souvent, dans le XXe siècle passé, on disait, on va ramener les gens à l'emploi. Mais plus personne ne veut un emploi par défaut. On veut un projet à la journée, à la semaine, au mois. Mais c'est là où il y a une mécanique de changement. Il faut que l'individu se projette dans quelque chose qui... Parce que le travail n'est pas une valeur. Le travail, c'est un moyen d'arriver à son projet. Et quand j'entends les grandes théories fumeuses, la valeur travail… La valeur travail, elle est numéraire. Si on me paye bien, tout va bien. 

 

JEAN-PHILIPPE COURTOIS : Pour toi, c'est le projet vraiment qui est très déterminant. C'est un projet de vie. 

 

THIERRY MARX : Mais bien sûr. Parce qu'on regarde, on a la tête droite, y compris quelqu'un qui est des fois en grande difficulté de santé, qui a besoin de se redresser à la journée. Eh bien, le fait d'avoir un projet pour le lendemain apporte déjà quelque chose. Donc, on voit bien que ça a un côté thérapeutique. 

 

JEAN-PHILIPPE COURTOIS : Écoute, c'est une superbe discussion. J'aimerais revenir là quelques autres années en arrière, sur un moment de ta vie particulier, quand tu t'es retrouvé pris dans la guerre civile au Liban. Donc là, c'est un moment très différent. Alors, tu as parlé déjà publiquement un petit peu des épreuves que tu as traversées. Moi, j'avais un invité précédent. Tu connais peut-être, je ne sais pas, Bill George. C'est un ancien patron d'entreprise. Il a écrit un très beau livre, True North, le vrai nord. Et dans lequel, il parle finalement de ces moments, en anglais, c'est crucible, ces moments charnières de la vie. On a tous des moments charnières où il se passe des choses, des drames, des choses extraordinaires qui font qu'on est devenu ce qu'on est aujourd'hui. Est-ce que ce moment au Liban est l'un de ces moments charnières pour toi ? Et si oui, de quelle manière il t'a marqué ou a créé en toi peut-être…

 

THIERRY MARX : J'ai du mal à répondre à cela, cette période, parce que quand on a 18 ans ou 20 ans, on a une impression d'immortalité, que rien ne peut nous arriver. Mais par contre, j'ai vu des choses qui, de nombreuses années après, m'ont perturbé. Des enfants morts, un certain nombre de choses qui sont extrêmement dures à vivre, mais qui vous arrivent en image beaucoup plus tard dans votre vie. Pas pendant l'épreuve. Non. Les épreuves qui ont marqué la temporalité de ma vie très fortement, ces moments cruciaux, comme ça a été évoqué, c'est plutôt la disparition, la mort d'êtres chers. Oui. Moi, je me souviens exactement des mots de ma grand-mère quand elle part. Elle me dit, je ne retourne pas à l'hôpital, je meurs ce soir, j'en ai marre. J'arrête. C’étaient les mêmes mots pour mon grand-père. Ces moments-là, quand vous avez 13, 14 ans, c'est dur, mais on est très admiratif du courage qu’il faut pour prononcer ces mots-là. Et ça, ça m'a beaucoup marqué. Ça m'a appris à arrêter de me plaindre si j'avais un bouton sur le nez. Et après, tout ce qu'on a pu traverser dans des moments aussi durs que peut être une guerre civile, je n'ai pas de mots pour ça. Parce que je ne vois que des choses positives. C'est peut-être que vous arrivez à retrouver une fraternité, des chemins de loyauté avec des gens qui ont vécu ces moments, ces choses en même temps que vous. Et vous essayez de chasser de votre esprit tout un tas de choses. Donc, ce n'est pas ces périodes-là qui ont marqué ma vie. C'est le départ des gens dont je pensais qu'ils ne disparaîtraient jamais. 

 

JEAN-PHILIPPE COURTOIS : Qui seraient éternels. 

 

THIERRY MARX : Qui seraient éternels. Parce que c’étaient des guides. Et que quand je perds mon grand-père, ma grand-mère, mon père, je me dis, tu es tout seul mon coco, il va falloir assumer maintenant. Il faut avancer et c'est la règle du jeu. 

 

JEAN-PHILIPPE COURTOIS : C'est affronter cette règle du jeu. 

 

THIERRY MARX : Et c'est affronter cette règle du jeu avec beaucoup de positivité. Mais de dire, ils ont été quand même très courageux. 

 

JEAN-PHILIPPE COURTOIS : Ils ont su faire face. 

 

THIERRY MARX : Oui, oui. Moi, j'ai une admiration pour eux. Parce que mon grand-père qui a toujours fait face aux choses très efficacement. Ma grand-mère, même chose. Mon père, pareil, avec beaucoup de courage. Sans jamais se plaindre. Sans jamais de complaintes. Dire, on n'a pas eu de chance. Ce n'est pas nous. Non, non. On est debout. On avance. 

 

JEAN-PHILIPPE COURTOIS : On assume. 

 

THIERRY MARX : Et même si on a mal, c’est qu’on est vivant. Et si on est vivant, on avance. Et quand c'est fini, c'est fini. On tire sa révérence le plus tard possible. Mais voilà. Et ça, ça a été des moments de ma vie qui ont été des moments assez durs à vivre. Parce que la question est, est-ce que j'aurai autant de courage ? 

 

JEAN-PHILIPPE COURTOIS :  Lorsque le jour sera venu. 

 

THIERRY MARX : Oui. 

 

JEAN-PHILIPPE COURTOIS :  Alors, parlons maintenant un petit peu des dernières années, Thierry. Parce que tu n'es pas simplement un artisan, un chef, Tu es aussi un entrepreneur incroyable. D'ailleurs, tu dis que tu dois te corriger de temps en temps, parce que tu as tendance à passer à différentes initiatives, je crois, rapidement. Mais tu as créé des boulangeries, des écoles de formation, des restaurants. Récemment encore, Madame Brasserie au premier étage de la tour Eiffel, le restaurant gastronomique Onor, engagé. Et lorsqu'on lit les mémoires ou biographies de grands chefs de la génération précédente que tu connais aussi, je pense, évidemment très bien, comme Joël Robuchon, Bernard Loiseau, on en a parlé un petit peu. On est frappé par la dureté de la période d'apprentissage. On en a parlé un petit peu. Peut-être la leçon sous-jacente que pour atteindre cette exigence requise par l'excellence, il fallait peut-être une formation extrêmement dure ou en tout cas très rigoureuse, tu l'as dit, exigeante, etc. Est-ce qu'aujourd'hui, justement, pour former un très bon cuisinier, il faut une approche qui soit toujours la même ou est-ce qu'elle est panachée avec de la bienveillance également pour cette jeunesse qui cherche un projet, un futur ? 

 

THIERRY MARX : Moi, je n'ai pas d'avis là-dessus sur ce qui a été dur. Oui, ça a été dur. Les horaires étaient durs. Ils ont eu des vies terribles. Ils ont commencé à travailler très tôt. On parle de M. Robuchon, mais on parle de chefs qui ont commencé à travailler à 13, 14 ans, durement pour apprendre le meilleur, pour sortir et faire partie de l'élite où personne ne vous fait de place. 

 

JEAN-PHILIPPE COURTOIS :  Pas de cadeau. 

 

THIERRY MARX : Où les deuxièmes, troisièmes cercles du maître à penser qui était un chef des grands chefs ne vous laissaient pas passer. Donc, il fallait prouver qu'on était le meilleur. Je comprends la dureté des choses. Maintenant, je pense que la transmission aujourd'hui, il ne faut pas non plus trop la ramollir. Je pense que le management d'une entreprise, parce qu'il n'en est pas moins qu'un restaurant, qu'un hôtel, sont des entreprises. Et qu'ils ont des missions très précises de quand même faire de la croissance, de créer une expérience client. Donc, moi, je me suis mis une règle que j'ai piquée un petit peu partout avec ces chefs avec qui j'ai pu travailler, mais aussi avec les grands chefs d'entreprise avec qui j'ai pu travailler. Dur avec les faits, bienveillant avec les gens. Les faits sont les faits et les faits ne sont pas négociables. Vous n'êtes pas dans vos chiffres. Vous n'êtes pas dans vos ratios. Il faut corriger le tir sinon, on va tous mourir ensemble. Donc, ce qu'il faut, c'est de se dire je suis dur avec les faits, bienveillant avec les gens. Je peux avoir des décisions à prendre. Je peux avoir à trancher des décisions. Rien ne m'impose d'être un bourreau. Donc, ça, c'était à corriger dans l'univers dans lequel j'étais. Mais pourquoi ils étaient souvent des bourreaux ? Parce qu'ils s'étaient maltraités eux-mêmes déjà au départ et ils avaient été maltraités. 

 

JEAN-PHILIPPE COURTOIS :  Oui, j'ai l'impression que les choses ont vraiment changé dans les cuisines des restaurants au cours des dernières années. Dans certains endroits, le style de management, franchement, laissait à désirer. Il y avait même des histoires horribles où des chefs stagiaires étaient agressés physiquement lorsqu'ils faisaient une erreur. La pression liée au travail dans cet environnement d'élite, était et est toujours très importante.

Il y a une dizaine d'années, une campagne intitulée « Touche pas à mon commis » a révélé au grand jour une grande partie de ces comportements. Thierry, à l'époque, a signé le manifeste et il s'est fait entendre pour demander une modernisation des pratiques de management dans les cuisines et de mettre fin à cette confusion entre rigueur professionnelle et agressivité très mal placée.

 

THIERRY MARX : Et la seule transmission managériale que je peux faire aujourd'hui, c'est de soyez dur avec les faits, bienveillant avec les gens. Et ce qu'on aurait pu retenir du monde des armées, c'est la même chose. Vous parliez de commander des personnes. Les faits sont les faits et les faits ne sont pas négociables. Mais par contre, bienveillant avec votre équipe, ce qui vous permet d'aller loin dans le combat. Et d'ailleurs, on a souvent ce rapprochement entre le monde des armées et le monde des brigades de cuisine, ce qui est, à mon avis, une erreur. Le manuel du cuisinier n'est pas le manuel à la Clausewitz, mais il faut bien se dire qu'à un moment donné, il faut apprendre à piloter des hommes dans la rectitude de nos choix, parce qu’on va faire vivre une expérience à un client qui va payer pour cette expérience. Donc, ça nécessite un peu de rigueur. Mais je me méfie de ces soft skills qui vous ramènent à la médiocrité. On dit, oui il a des soft skills, alors c'est médiocre. Ou alors on va mettre une table de ping-pong pour faire très branché. Mais finalement, on va virer le gars en douce avec un petit chèque en le déconsidérant au total. Il aura son chèque, mais de toute façon, le type va quand même dire, mais je suis un type pas bien, pas fréquentable, parce qu'on m'a viré comme ça sous le manteau. Donc, je préfère encore une fois la verticalité, la rectitude de mes choix. Mais rien ne m'impose d'être un bourreau. 

 

JEAN-PHILIPPE COURTOIS :  J'aime beaucoup ce que tu dis et je te rejoins sur la dissociation entre… Et on en parlait à l'occasion du feedback, comment donner un feedback à quelqu'un, entre les faits, une situation précise, des gestes, des paroles, des comportements, et la personne elle-même. Et être capable, je pense, d'arriver à se séparer pour ne pas abaisser une personne, la blesser inutilement, mais lui faire prendre conscience, la faire prendre conscience de faits, de choses qui sont pratiquées et qui auraient pu être faites très différemment peut-être, ça c'est un vrai art aussi. C'est un véritable art tout en faisant grandir la personne et en même temps en lui faisant réfléchir un petit peu sur, entre guillemets, la leçon apprise. 

 

THIERRY MARX : Et c'est pour ça que dans les cours de management, on oublie souvent l'essentiel, le faire pour apprendre. Et moi très souvent, j'ai emmené des collaborateurs, de jeunes collaborateurs, à refaire de la triangulation en montagne, de se dire on va faire 10 km sac à dos et on aura des endroits très précis, ranger notre nourriture, reprendre une carte et une boussole, pas de téléphone portable et on retrouve notre chemin. 

La vie d'une entreprise c'est ça, c'est de refaire en permanence, des caps et de refaire une triangulation, finalement. Et ça, il faut l'apprendre, le vivre en interne. Et surtout, ce qu'il faut détruire dans une entreprise, c'est l'idée du bouc émissaire. Donc, pour faire ça, j'ai décidé dans toutes mes entreprises qu'il n'y aurait plus d'erreur. Évidemment, tout le monde me prend pour un fou. Quand je travaillais pour une compagnie asiatique, ils appellent l'erreur l'opportunité. Donc, de cette opportunité, on fait l'analyse causale de l'opportunité. Qu'est-ce qui s'est passé, qu'est-ce qu'on a amélioré, qu'on peut partager avec les autres et comment surtout on a amélioré l'expérience client. Parce que la première des choses que j'ai appris à mesurer dans cette compagnie asiatique, c'était le repeat guest. C'était pas le fait que… 

 

JEAN-PHILIPPE COURTOIS :  Tu l’as développé un peu le repeat guest ?

 

THIERRY MARX : Le repeat guest, c'était avant de mesurer mon chiffre d'affaires, on mesurait le taux de fidélisation de mon client. Et effectivement, on s'aperçoit que les deux étaient liés malgré les réseaux, malgré tout ça, eh bien, finalement il y a quand même des gens qui faisaient confiance à la marque, cette espèce de situation de confiance qui fait que oui, on fait confiance à la marque, parce que le repeat guest, c'est bon et finalement le chiffre d'affaires continue à progresser. Et ça, ça m'intéresse beaucoup, parce que c'était une façon de dire, non, il n'y a pas de bouc émissaire, c'est pas parce que les RH n'ont peut-être pas fait suffisamment bien leur travail ou que la finance nous est bridée. À un moment donné si on n'est pas d'accord avec la stratégie de l'entreprise, il faut la quitter. Ça, c'est un choix. C’est dur, assez violent de dire ça. 

Moi je suis chef d'entreprise et je connais mes compétences, c'est-à-dire que je suis un rêveur. Si j'embauche deux rêveurs pour faire un nouveau projet, on se casse la figure. Maintenant, il me faut un rêveur, un comptable qui met des chiffres sur mes rêves et un bon vendeur qui sait me développer, qui va me dire ça, ça vaut 200 clients, ça, ça vaut 200 000 clients. Et voilà, mais si je mets deux rêveurs et pas de comptable et pas de développeur, je suis mort. 

 

JEAN-PHILIPPE COURTOIS :  En parlant de ça, aujourd'hui, Thierry, tu embauches et tu as embauché et tu embauches des leaders toi-même, je pense notamment à tes chefs. 

 

THIERRY MARX : Oui.

 

JEAN-PHILIPPE COURTOIS :  Alors, quelles sont les caractéristiques et comment les embauches-tu ? Comment ça se passe ? 

 

THIERRY MARX : Le leader, ça se ressent. Quelqu'un qui va être leader, il a un état d'esprit. Encore une fois, on le remarque sur sa posture physique, ce body langage comme on dit. On se dit, il a une verticalité ce garçon, il sait ce qu'il veut. Moi, j'ai eu un chef pâtissier qui m'a dit vous savez dans 5 ans je vous quitte, je monte mon affaire à Bordeaux. J’avais beau essayer de le dissuader de le faire, parce que nul n'est prophète dans son pays, je lui ai sorti tout un tas de bêtises comme ça, et puis finalement, il est allé au bout, il m'a quitté un an avant, il m'a prévenu, vous savez, je monte mon affaire. Et ça, c'était un vrai leader. C'est des gens qui gardent une verticalité, qui regardent une franchise du regard, ça se voit, qui s'ils vous disent oui, ils vous disent pourquoi ils vous disent oui, s'ils vous disent non, ils vous disent pourquoi ils vous disent non, et ça fait que… 

 

JEAN-PHILIPPE COURTOIS : Ils sont d’une grande clarté, transparents, positifs…

 

THIERRY MARX : Ce sont des gens positifs, et on ne suit que des gens positifs. Et les jeunes chefs, aujourd'hui, il faut leur accorder des erreurs, qui sont des fois des opportunités pour avancer différemment. Parce que du coup, elles se découvrent souvent physiquement dans la verticalité, et dans le propos, et dans cette capacité d'écoute qu'ils ont, et vous remarquez très vite qu'ils ont un projet. Et quand vous regardez, son idée était de le faire pour les autres, pas pour lui-même. 

 

JEAN-PHILIPPE COURTOIS : Ça, on l'oublie souvent. Dernière question sur ce leadership, on y reviendra un tout petit peu ensemble. Dans ma propre expérience professionnelle, Thierry, où j'ai eu l'occasion, il y a quelques décennies, parce que les années avancent aussi, de recruter, développer, faire grandir des leaders. Et l'un des aspects qui étaient toujours très importants pour moi, c'est leur capacité à développer d'autres leaders incroyables derrière eux. C'est-à-dire de faire grandir la nouvelle génération de talents qui allait prendre leur place, ma place. Est-ce que c'est le cas aussi en cuisine ? Est-ce que c'est quelque chose pour toi qui est important de se dire, ces chefs, ils sont en train de préparer, je les vois dans les cuisines, les prochaines générations ? 

 

THIERRY MARX : Non, mais c'est évident. Que ce soit en cuisine, que ce soit dans d'autres secteurs d'activité, le role model, on a essayé d'être le modèle, après on devient un peu plus le sage qui va mettre les jeunes en avant et ils deviennent eux-mêmes des role models, etc. Et à tous les étages de la société. C'est-à-dire qu'aujourd'hui, quelqu'un qui sort de nos écoles, qui était des fois très éloigné de l'emploi, avec des problèmes de vie très durs, obtient son CAP de boulanger, devient boulanger, monte sa petite boîte, il devient un leader et un role model dans son extraction sociale et il grandit. 

Donc, non, effectivement, on arrive à découvrir des gens qui deviennent des role models et que ces role models vont créer aussi. Et c'est toute la force de la transmission, parce que quand on dit qu'on va transmettre un savoir-faire, on s'en fiche un petit peu, on transmet une passion. On n'est pas en train de mettre des gens en conformité en disant, moi j'étais un leader comme ça, il devrait être un leader comme ça. Non, il sera leader à sa façon. Mais la seule finalité de tout ça, c'est que quand on devient leader, c'est qu'on sent qu'on travaille pour les autres. Et évidemment, vous avez cette attractivité que les autres ont vis-à-vis de vous, parce qu'il le fait pour tous les autres. 

 

JEAN-PHILIPPE COURTOIS : Ils se nourrissent de cette passion de construire pour les autres et de ce qu'ils vont réaliser pour les autres. 

 

THIERRY MARX : C'est la passion. Et d'ailleurs, on pourrait même de façon biblique rentrer là-dedans en disant, c'est la passion qui fait que. Et avec tous les dangers que ça peut avoir, d'ailleurs. 

 

JEAN-PHILIPPE COURTOIS :  Alors, j'aimerais qu'on approfondisse, on a un petit peu déjà parlé de cela, Thierry, évidemment, ton engagement aussi, je veux dire, social au sens très large. Je sais qu'il y a quelques années de ça déjà, tu as participé aux côtés de Véronique Colucci aux activités des Restaurants du Cœur, et je crois que ça t'a beaucoup touché. Et la question que je veux te poser, c’est qu'est-ce qui t'a marqué pendant cette expérience ? Est-ce que ça a été un moment déclencheur pour toi, à ce moment-là, pour accélérer plein d'initiatives qu'on a à peine mentionnées, de tes écoles notamment, ces dernières années, les écoles cuisine mode d'emploi, notamment, et d'autres emplois ? 

 

THIERRY MARX : Non, il y a eu une époque, 2004-2006, je suis élu chef de l'année. En 2006, je bénéficie d'un envoyé spécial, un magazine, et d'un très bel article dans le journal Libération, une quatrième de couve, Thierry Marx, ceinture noire et cordon bleu, l'anti-terroir, parce que je viens de ces quartiers politiques de la ville maintenant, et puis un envoyé spécial. Et suite à cela, je reçois des tonnes de courriers. Vraiment, on n'arrivait plus à répondre avec mon assistante à l'époque. Et de gens qui me disent, « Mais nous, on vient du même quartier que toi, nous, on vient de ci, on vient de ça. » Et je me suis dit assez naïvement, qu'est-ce que je peux faire pour les miens ? Et vraiment, je ne savais pas quoi faire. Et je me dis, qu'est-ce qui a marché pour moi ? Ce qui a marché pour moi, c'était le sport et l'artisanat. Donc, j'ai dit, je vais redonner ça. Et je ne savais pas comment le faire. J'ai rencontré Julien Lauprêtre, que j'aimais beaucoup, qui était au Secours Populaire, qui d'ailleurs, c'est l'actualité, le seul à avoir connu pour les dernières heures Manouchian. Et c'est étonnant, donc j'avais passé beaucoup de temps avec lui. Et puis Véronique Colucci. Et quand je croise Véronique Colucci, elle me dit, « Non, mais viens aux Restos, tu vas voir, il y a des trucs à faire. » Et on a l'idée, avec une petite équipe, de faire un livre de cuisine pour les bénéficiaires et les bénévoles. Et je travaille sur des gens qui sont en grande difficulté sociale. Et je m'aperçois que cette mécanique de l'école de cuisine peut aider des gens à retrouver un projet. J'en parle à Véronique, elle me dit, « Tu n'es pas là pour mettre des gens en conformité. » Grande leçon, parce que c'est vrai, je n'étais pas là pour mettre des gens en conformité. Et puis, tout d'un coup, elle me dit, « Si tu y crois, fais-le. » Et elle était la première marraine de nos écoles, avec Philippe Carillon et Véronique Carillon. Et on monte ces écoles, elle est la marraine, et on va démarrer. 

Pourquoi j'ai fait ça ? Je me dis un vieux truc à la Marx, mais pas moi, le capitalisme est efficace, mais il n'est pas juste. Et donc, il faut faire quelque chose. Et on peut tous faire quelque chose là-dessus. De se dire, il y a une autre société à réinventer dans ce XXIe siècle. Et j'y crois profondément. Et on va passer par le prisme de l'apprentissage d'un métier pour retourner vers un emploi qui nous épanouisse. Mais en même temps, il y a une volonté beaucoup plus profonde de se dire, on peut peut-être changer un certain nombre de choses dans la société. C'est de dire, je ne crois pas à la décroissance. Je crois à la déconsommation, mais je ne crois pas à la décroissance. Je crois à la croissance en conscience dans une entreprise. Qu'on arrive à mesurer la croissance économique d'une entreprise, ce qui me paraît tout à fait logique, normal, et sa compétitivité, ça, je ne vois pas comment on fait machine arrière là-dessus. Mais qu'en même temps, nous soyons capables, en Europe, de mesurer l'impact social et l'impact environnemental de nos entreprises. Et ça, je pense qu'on est tous convaincus là-dessus. Et je vais taire mon propos avec un monsieur que j'ai rencontré, qui m'a aidé, à un moment donné, pour ses écoles. Et je le vois, je lui présente mes 5 slides pour mes écoles. Je lui dis, voilà, j'ai besoin… Il me dit, ah oui, je sais, vous avez besoin d'argent. Et là, j'étais tellement vexé, je lui dis, non, j'ai besoin d'un réseau. Il me dit, alors là, vous m'intéressez. Mais vous faites quoi ce week-end ? Je lui dis, rien. Il me dit, on va à Monaco. Il me présente un certain nombre de personnes. Et 5 bras se lèvent et on monte les écoles avec un petit peu d'aide. Ça a démarré comme ça. Et ce monsieur, je le revois quelques années après. Et je lui dis, mais pourquoi… On se connaissait un peu mieux… Pourquoi tu nous as aidés ? Il me dit, pourquoi je t'ai aidé ? Comme il avait un franc-parler, mais t'es con, t'es con. Et il m'a dit, parce qu'on va s'entretuer sinon. Il y a une telle fracture sociale tellement inflammable que si le monde de l'entreprise n'est pas le relais, la passerelle pour relier les deux mondes entre les deux parties, ça va être très compliqué, on va s'entretuer. Hélas, il est décédé, c'était Christophe de Margerie, le patron de chez Total. Et comment un grand patron comme ça, qui était quand même assez visionnaire dans ce secteur d'activité, disait déjà, l'inflammabilité de cette fracture sociale, elle est dangereuse. Et ça va être le rôle des entreprises avec leur programme RSE, de pouvoir répondre à ce que ne sait pas faire aujourd'hui l'État, finalement, de résorber cette fracture sociale. 

 

JEAN-PHILIPPE COURTOIS : Alors, tu en as parlé tout à l'heure, tes écoles, tu mesures le succès notamment par ce taux de retour à l'emploi. Quelle est la façon de mesurer le succès ? C'est ça ? 92 % qui est énorme, qui est gigantesque…

 

THIERRY MARX : On a une obligation gigantesque de résultat, parce qu'on nous prête de l'argent. Et comme on nous donne de l'argent de certains organismes, il faut rendre des comptes et on s'aperçoit que d'année en année, on ne décolle pas de 92 % de retour à l'emploi. Mais parce que nous avons supprimé le mot emploi. 

 

JEAN-PHILIPPE COURTOIS : Voilà, tu l'as redéfini. 

 

THIERRY MARX : Ben non, parce qu'on s'est dit non, non, on va ramener les gens dans un projet métier qui les ramènera à l'emploi choisi, pas l'emploi par défaut. Et surtout, une grande fierté aussi, c'est qu'on a 7 % de création d'entreprise. 

 

JEAN-PHILIPPE COURTOIS : Ça, c’est énorme.

 

THIERRY MARX : Et durable, parce qu’elles sont encore existantes aujourd'hui. Et ça prouve bien que personne n'a à se croire assigné à une situation sociale ou à une extraction de quartier ou de ruralité et de se dire, non, moi aussi, j'ai du potentiel. Je vais créer mon projet. Mais aujourd'hui, dire à quelqu'un qui vient de passer une dizaine d'années au revenu minimum d'insertion ou au RSA, ce qui est la même chose, eh bien, lui dire qu'il va aller ranger des caddies sur un parking de supermarché, c'est un emploi sans visibilité. C'est pas un projet. Donc, c'est l'idée du projet qui vous ramène à l'emploi que vous avez choisi. 

 

JEAN-PHILIPPE COURTOIS : Donc, quand ils sortent, vous travaillez avec eux sur le projet très précis qu'ils vont mettre en place. 

 

THIERRY MARX : Avant qu'ils rentrent dans la formation. 

 

JEAN-PHILIPPE COURTOIS : Et vous les aidez à arriver à ce projet-là. 

 

THIERRY MARX : Bien sûr. Et aujourd'hui, on arrive aussi à trouver des moyens pour des financements pour leurs entreprises. Parce que plus vous montez un petit peu socialement, plus vous rencontrez des personnes aujourd'hui dans le monde de l'entreprise. Énormément d’entreprises font des revenus assez intéressants et sont intéressées par ce lien. Mais cette société ne va pas bien. Elle est malade. Il faut traiter ces sujets. C'est important. 

 

JEAN-PHILIPPE COURTOIS : Il faut contribuer…

 

THIERRY MARX : Oui, parce que finalement, au fur et à mesure des siècles, les choses n'ont pas tellement changé. De quoi rêvent un homme et une femme ? De pouvoir vivre de son travail, de pouvoir mettre un peu d'argent de côté, d'acheter une maison qui leur plaît ou peut-être un véhicule qui leur plaît, de projeter des études pour leurs enfants. Est-ce que ça a changé par rapport à l'époque de mes parents ? Non. De mes grands-parents, non plus. Donc, cette société, elle attend des choses simples. Et j'aime bien cette phrase du général de Gaulle. Quand c'est compliqué, trouvez des réponses simples. Et là, la réponse simple, elle est, je cherche un épanouissement. Chacun le sien. Il y a des gens qui me disent vous savez, je suis très content maintenant que vous m'avez appris les métiers de la boulangerie. Finalement, je ne travaille que trois jours par semaine. J'ai ma petite vie, j'ai mon studio, je lis. Il est heureux. Et une société où il y a des gens heureux et positifs, c'est quand même nettement moins inflammable. 

 

JEAN-PHILIPPE COURTOIS :  Quelques dernières questions malheureusement, Thierry, parce que le temps avance très très vite. Et j'aimerais qu'on parle un petit peu notamment de l'héritage et du futur de la cuisine française dans le monde, c’est un grand sujet, parce que très jeune, tu as eu une formation de pâtissier, on en a parlé et puis de cuisinier français, j’allais dire classique. Mais très jeune, tu es aussi un cuisinier qui a beaucoup voyagé. Je crois que tu as travaillé en Australie. Tu as travaillé et maîtrisé la cuisine chinoise, japonaise, au Japon. La cuisine française a été très longtemps une référence mondiale incontestable. De nos jours, c'est peut-être un petit peu moins vrai. Je me permets de dire ça. Mais est-ce une réalité ? Et plus généralement, quel est ton regard sur l'évolution de la cuisine française traditionnelle et quel est son héritage aujourd'hui et quel doit être surtout son futur ? Parce que toi qui est quelqu’un qui regarde dans l'avant de la cuisine française…

 

THIERRY MARX : Non, la cuisine française, elle a perdu sur le ranking, parce que la cuisine s'est mondialisée. D'ailleurs, il y avait un Guide Michelin, un Gault et Millau, et puis maintenant, il y en a partout sur la planète. La compétition est devenue plus rude. Mais, force est de reconnaître qu’en France encore, comme au Japon, comme en Chine, il y a encore des cuisines d'auteurs. Que la cuisine française a été télescopée aussi, parce que, globalement, on a quand même un système qui ne protège pas tellement cette cuisine d'auteurs, et notre gastronomie, globalement, par rapport à celle de l'Italie ou autre. Donc, oui, il y a des combats à mener. Je trouve que le relais est bien là. Il y a plein de jeunes aujourd'hui qui sont bourrés de talents, qui sont de vrais tauliers, qui tiennent bien leur boîte, et qui font le relief encore de façon nationale et internationale donc ça, c'est plutôt encourageant. Et, pour aller plus loin, on voit où la cuisine dans 30 ou 40 ans, eh bien, il faut que définitivement, les Français, nous tordions le cou au conflit entre tradition et innovation. C'est pas l'histoire. Il faut innover, il faut être respectueux de l'environnement, il faut qu'on mesure aussi l'impact social et environnemental de notre cuisine. Revenir, des fois, à des choses qui sont peut-être plus utiles, notamment, de décarboner l'assiette, par exemple. Mais, globalement, moi, je suis assez confiant des gens qui regardent notre métier autrement, ils rentrent autrement, demandent à ce qu'on décloisonne les formations, parce que s'ils décident de rentrer par la pâtisserie en cuisine, eh bien, tant mieux, s'ils décident de rentrer par la cuisine pour aller en pâtisserie, c'est tant mieux. Et ils ne veulent pas, encore une fois, se sentir assignés à quoi que ce soit. Donc, moi, j'ai bon espoir que la cuisine française reste dans le top 3 des cuisines mondiales. Et, aujourd'hui, je vois des jeunes gens arriver qui sont de vrais tauliers. D'ailleurs, merci aux guides. On parle du Guide Michelin, du Gault et Millau, tous ces guides, finalement, qui ont su protéger le patrimoine culinaire français. Même si, des fois, ils froissent nos egos de chef, eh bien, ils ont quand même su préserver ça. 

 

JEAN-PHILIPPE COURTOIS :  Alors, justement, une grande cuisine, elle se développe aussi avec des ingrédients alimentaires de grande qualité. Toi et moi, on discutait, juste avant de démarrer ce podcast, sur, entre guillemets, la crise perpétuelle qui dure, malheureusement, du monde agricole français, voire européen, voire mondial. On s'est accordé à dire que ce n'est pas que français. Alors, comment faire la part des choses, aujourd'hui, pour se nourrir de manière qualitative ? Quels sont les conseils que tu donnerais à nos auditeurs pour répondre à ces enjeux ? Bien manger pour prendre, à la fois, bien soin de soi, parce que je pense que c'est important, au niveau de sa composition, de son bien-être, mais aussi de l'environnement et des agriculteurs. Est-ce qu'on arrive à réconcilier tout ça ? 

 

THIERRY MARX : Oui, bien sûr. D'ailleurs, il y a un label qui le fait très bien, qui s'appelle Bleu-blanc-cœur. Voilà, ça a 20 ans. 

 

JEAN-PHILIPPE COURTOIS :  20 ans, maintenant. 

 

THIERRY MARX : 20 ans cette année, Bleu-blanc-cœur. Qu'est-ce qu'on a fait ? Chez Bleu-blanc-cœur, Pierre Weill, qui est le co-fondateur de Bleu-blanc-cœur, se dit, est-ce que c'est les hommes qui sont malades ou est-ce que c'est la terre qui est malade ? Donc, la terre qui nourrit les plantes, qui nourrit les animaux. Donc, finalement, on s'est aperçu que c'était la terre qui était malade. Il fallait traiter la terre, quelles semences. Arrêter les surcharges des produits phytosanitaires et puis, la plante sera meilleure, elle nourrira mieux. Et quelle plante ? Elle nourrira mieux l'animal qui nourrira mieux l'homme. Donc, on a compris. Donc, qu'est-ce qu'on a défini là ? Qu'est-ce que c'est qu'un bon produit ? Son impact social, la rémunération de l'agriculteur, son impact environnemental qu'on peut mesurer et l'impact nutritionnel qu'on peut mesurer. Voilà, on a défini ce qu'était un bon produit. Donc, partant de là, de s'apercevoir qu'impact social, environnemental, etc. Impact social, on paye bien l'agriculteur, il est heureux de vivre, il veut se développer. Donc, tout est dit. Et puis, en même temps, ramener le citoyen dans sa responsabilité et lui dire, attendez, dans pouvoir d'achat, il y a pouvoir. 

 

JEAN-PHILIPPE COURTOIS :  C’est à vous de décider à la fin.

 

THIERRY MARX : Vous décidez. Donc, à un moment donné, dans pouvoir d'achat, il y a pouvoir. 50 centimes de plus pour avoir un bon produit, bon pour tous, ça vaut la peine de miser un petit peu. Donc, le citoyen est assez réceptif à cela. Et en même temps, de dire qu'il faut arrêter avec une théorie, qui était cette théorie des années 60-70, qu'on appelait la théorie du low cost. En gros, on vous fait tout pas cher, mais vous renoncez à la qualité. Donc, c'était mortifère, parce que ça a oxydé notre agriculture, ça a oxydé notre artisanat et ça nous a fait disparaître notre industrie. Or, l'économie de la qualité, qui est une économie inverse, certes, ça a un certain prix, mais ça protège tout un tas de systèmes. Et ce qui est intéressant, c'est de dire, non, il faut que l'homme, sur cette terre et sur cette planète, gagne mieux sa vie pour consommer mieux. Pas surconsommer du pas cher et ce qui abîme la planète, mais consommer mieux et en bonne intelligence. Et ça, c'est des systèmes économiques qu'il faut débattre, parce que ça veut dire qu'il faut créer une économie mondiale différente. 

 

JEAN-PHILIPPE COURTOIS : Oui, elle ne s'arrête pas à nos frontières. 

 

THIERRY MARX : Ça ne s'arrête pas à nos frontières. C'est-à-dire que si on se dit qu'on arrête la théorie du low cost, ah oui, ça veut dire que les vacances sont plus chères. Oui, mais autrement. Donc, j'en reviens à l'idée d'une croissance en conscience, d'une croissance économique en conscience, une croissance économique qui est capable de mesurer son impact social et son impact environnemental. Et le tourisme vert dont on attend aujourd'hui son impact, j'en rappelle quand même que la restauration et l'hôtellerie font partie du tourisme et de l'attractivité touristique, et que le tourisme, c'est 8 % du PIB français, et que la restauration et l'hôtellerie, c'est 1,5 million de salariés. Donc, tout ça, c'est un univers très économique, très capitaliste d'ailleurs, mais on dit peut-être qu’on réinvente une forme d'économie beaucoup plus vertueuse pour la planète. Sinon, on va continuer à surconsommer cette planète. Le danger, il est évident aujourd'hui. Il n'y a pas besoin d'être grand clerc pour se dire qu'on va dans le mur. Mais l'épuisement de la ressource est évident. 

 

JEAN-PHILIPPE COURTOIS : Ma toute dernière question, malheureusement, Thierry. J'ai récemment découvert un livre que peut-être que tu connais, d'ailleurs, et que tu adorais peut-être ou pas, je ne sais pas, qui s'appelle « Les leçons du maître zen pour vivre une vie qui compte » de Bernie Glassman et Rick Fields. Je ne sais pas si tu le connais. 

 

THIERRY MARX : Je connais, bien sûr.

 

JEAN-PHILIPPE COURTOIS :  Et donc, pour nos auditeurs, nos éditeurs du podcast, Bernie Glassman a fondé la boulangerie Greystone à Yonkers, New York, en 1982, dans le but d'employer ceux que d'autres entreprises considéraient comme inemployables, des sans-abri, etc. Quelque chose que toi, tu fais aussi depuis de nombreuses années. Il croyait fermement qu'investir dans les gens et non seulement dans les produits en valait la peine. Et le principe du livre est de savoir cuisiner ce que les bouddhistes zen appellent le repas suprême, la vie. Et il doit être nourrissant et partagé. Et nous ne pouvons utiliser que les ingrédients à notre disposition. Alors, ma dernière question, pour finir en beauté, quels sont les ingrédients que toi, Thierry, tu inclurais dans ton repas suprême ? 

 

THIERRY MARX : Très simple. D'abord, un, il y a l'eau. 

 

JEAN-PHILIPPE COURTOIS :  Oui.

 

THIERRY MARX : Et la connaissance de la valeur nutritionnelle de l'eau. Et le légume, finalement. Et ça, c'est pour moi la base, une légumineuse type pomme de terre, les pois, les pois secs, et puis le poireau, parce que cette notion du poireau-pomme de terre. Et voilà, l'idée de l'eau à ébullition, ensuite la cuisson au gradient descendant. Donc, on a l'arôme, on a la saveur, on a la mâche du légume qui se déconstruit un petit peu dans ce bouillon. Et avec l'arôme du feu sous cette soupière, cette bouilloire, pour moi, ça, c'est une maîtrise. Moi, j'ai fait beaucoup de retraites et beaucoup de jeûnes, mais surtout beaucoup de retraites, notamment au mont Koyasan, où on avait la nourriture des moines. Toujours beaucoup d'hydro, enfin, d'eau, de bouillon. Et qu'on était quand même à satiété. Donc, se restaurer, ça veut dire quelque chose. Et on restaure, bien sûr, d'abord son esprit. Et le fait d'arriver à satiété, parce qu'on comprend ce qu'on mange et qu'on apprécie de manger en conscience. Donc, ce serait vraiment le potager et l'eau. Parce que l'eau, c'est vraiment un ingrédient, que j'affectionne tout particulièrement. Parce qu'avec de l'eau, je fais du pain, etc. 

 

JEAN-PHILIPPE COURTOIS :  C'est la matrice originelle.

 

THIERRY MARX : Oui, parce que c'est le modèle. Trois ingrédients, vous faites un grand plat et vous donnez de la mémoire à de l'éphémère. C'est magique. Un légume, vous l'avez simplement traité d'une certaine façon pour lui donner un confort de dégustation. C'est quand même la magie du… C'est ce que j'aime. Je clos mon propos là-dessus. La spiritualité dans la cuisine. Ce que j'ai découvert dans les temples zen, bien sûr, parce que manger, c'est de la spiritualité. D'ailleurs, les Japonais le disent, merci de ce que je reçois. On ne flatte pas un dieu ni Bouddha. On flatte la nature des choses. On la remercie parce qu'elle nous a donné quelque chose. 

 

JEAN-PHILIPPE COURTOIS :  Gratitude. 

 

THIERRY MARX : C'est l'attitude, oui. Attitude et gratitude. 

 

JEAN-PHILIPPE COURTOIS : Et gratitude, les deux. 

 

THIERRY MARX : Et dans le cuisinier, il y a attitude et aptitude. Le moine Dogen, c'était ça, l'aptitude à savoir transformer les produits pour y mettre de la spiritualité et de pouvoir déguster des choses qui nourrissent le corps et l'esprit.

 

JEAN-PHILIPPE COURTOIS : Combiner saveur et spiritualité, pour moi résume bien qui est Thierry Marx. J'ai été impressionné par la façon dont il a puisé sa force au sens propre comme au sens figuré, au cœur des arts martiaux, et comment il l'a intégré dans sa vie professionnelle. Et il est passionné par la transmission de cette rigueur, de cette éthique du travail, de cette discipline aux autres comme moyen de développer une équipe et d'incarner l'idée d'un leader positif. Je me souviendrai de son RER. Oui, il ne s'agit pas du mode de transport coutumier des Parisiens, mais bien de la rigueur, de l'engagement et de la régularité. On voit bien comment cela peut fonctionner non seulement dans la cuisine d'un restaurant, mais franchement dans n'importe quel autre type d'entreprise.

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